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triotes du poëte ne le comprennent pas ; à plus forte raison devait-il être impossible à un étranger de percer ces ténèbres. « Ainsi, me dit Goethe en se tournant vers moi d’un air amical, votre directeur spirituel vous interdit absolument l’étude de ce poëte. »

Goethe remarqua que Dante avait écrit d’une manière incompréhensible, surtout parce qu’il avait adopté une manière de rimer très-difficile. D’ailleurs il en parla avec la plus profonde vénération, et ce qui me frappa, c’est qu’il ne l’appelait pas un talent, mais une nature[1], comme s’il avait voulu exprimer par ce mot ce qu’il y avait chez Dante de large, de prophétique, ainsi que la profondeur et l’immensité de son coup d’œil.

Jeudi, 9 décembre 1824.

Je suis allé vers le soir chez Goethe. Il m’a tendu amicalement la main et m’a salué d’un éloge de ma poésie pour le Jubilé de Schellhorn. Je lui annonçai de mon côté que j’avais écrit pour refuser l’offre anglaise. « Dieu soit loué ! vous voilà de nouveau libre et en repos ! Mais il faut que je vous mette encore en garde. Des compositeurs viendront vous demander des poëmes d’opéra, soyez ferme, et refusez, car c’est encore là une chose qui ne mène à rien et où l’on perd son temps. »

Goethe m’a raconté qu’il avait, par Nees d’Esenbeck[2],

  1. Goethe avait, dans l’intimité, une façon assez originale de partager l’humanité. Elle se divise, disait-il, en deux grandes classes : d’un côté sont les poupées, qui jouent bien ou mal un rôle appris, créatures nulles pour le philosophe, et qui forment la majorité ; de l’autre côté est le petit groupe des natures, restées telles que Dieu les a créées. « Être une nature » c’était dans sa bouche l’éloge suprême. (Voir Falk.)
  2. Botaniste célèbre. Professeur d’abord à Bonn, puis à Breslau, mort en 1858.