Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/193

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« — Aussi, ajoutai-je, j’ai toujours été étonné de l’idée de ces savants qui semblent croire que la poésie ne sort pas de la vie, mais des livres. Ils sont toujours à dire : Ceci vient de là, et ceci vient d’ici ! S’ils trouvent dans Shakspeare, par exemple, des passages qui se trouvent aussi chez les anciens, il faut que Shakspeare les ait pris aux anciens ! Ainsi, dans Shakspeare, un personnage, en voyant une charmante jeune fille, dit ; « Heureux les parents qui la nomment leur fille ; heureux le jeune homme qui l’emmènera comme fiancée ! » Et parce que le même trait se trouve dans Homère, il faut que Shakspeare le doive à Homère ! Est-ce assez bizarre ! Comme s’il fallait aller si loin pour trouver ces choses-là, et comme si tous les jours on n’en avait pas sous les yeux, on n’en sentait pas, on n’en disait pas de pareilles ! »

« — Oui, c’est bien vrai, c’est fort ridicule, » dit Goethe.

« — Lord Byron, continuai-je, ne se montre pas plus sage lorsqu’il dépèce votre Faust et prétend que vous avez pris cela ici, et ceci là[1]. — « Toutes les belles choses

  1. « Je viens de lire les Spécimens d’anciens poètes dramatiques, de Ch. Lamb ; je suis surpris de trouver dans les extraits des anciens poëtes dramatiques, tant d’idées que je croyais m’appartenir exclusivement. Voici un passage de la Duchesse de Malfy qui ressemble étonnamment à un morceau de Don Juan… Je ne connaissais pas ces extraits de Lamb, je les ai lus aujourd’hui pour la première fois. On m’accuse d’être plagiaire, et je ne me doutais pas de l’avoir été, quoique, je l’avoue, je ne me fasse aucun scrupule de faire usage d’une pensée qui me paraît heureuse, sans m’inquiéter d’où elle me vient. Pourriez-vous dire jusqu’à quel point Shakspeare a emprunté de ses contemporains dont les ouvrages sont perdus ?… Et il ne faut pas oublier que Cibber a arrangé les pièces de Shakspeare pour la représentation. Qui ignore que l’invocation des sorcières est servilement copiée de Middleton. Dans ce temps-là les auteurs n’étaient pas si délicats. Si c’est un délit, je n’ai pas la prétention d’être sans tache. Je vous prêterai quelques volumes de naufrages d’où je tirai le naufrage de mon Don Juan. Les Allemands, et je crois Goethe lui-même, disent que j’ai beaucoup emprunté de Faust. Tout ce