Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/199

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lait à l’œuvre hardiment, il ne cherchait pas à donner beaucoup de motifs à chaque action. Je sais combien j’ai eu de mal avec lui pour Guillaume Tell, lorsqu’il voulait que Gessler cueillît tout simplement une pomme et la fît tirer sur la tête de l’enfant. C’était là une manière de composer tout à fait opposée à ma nature, et je le persuadai d’amener et de motiver cette cruauté au moins en montrant l’enfant fier devant le bailli de l’adresse de son père, et disant qu’il attraperait bien une pomme sur un arbre à cent pas. Schiller d’abord ne voulait pas, mais il se rendit enfin à mes représentations et à mes prières, et fit comme je le lui conseillais. Moi, au contraire, souvent je motivais trop, ce qui éloignait mes pièces du théâtre. Mon Eugénie n’est qu’un pur enchaînement de motifs, et cela ne peut pas réussir sur la scène. Le talent de Schiller était tout à fait créé pour le théâtre. Avec chaque pièce il faisait des progrès et s’approchait de la perfection ; cependant il y avait en lui, enraciné depuis les Brigands, un certain goût pour les cruautés qui, même dans son plus beau temps, n’a pas voulu l’abandonner entièrement. Ainsi je me rappelle encore fort bien que dans Egmont, à la scène de la prison, lorsqu’on lit à Egmont sa condamnation, Schiller faisait apparaître dans le fond le duc d’Albe en masque et en manteau, pour qu’il pût se repaître de l’impression que la condamnation à mort produirait sur Egmont. C’était une manière de montrer le duc d’Albe insatiable de vengeance et de joies cruelles. Je protestai, et le personnage fut écarté. — Schiller était un grand homme singulier. Tous les huit jours c’était un être nouveau et plus parfait. Chaque fois que je le revoyais, je le trouvais plus riche de lectures, plus érudit,