Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/234

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peuple et à son enseignement ma vie entière, pourquoi ne lui construirais-je pas aussi un théâtre ! Mais ici, à Weimar, dans cette petite résidence[1] où l’on trouve, comme on a dit par plaisanterie, fort peu d’habitants et dix mille poètes, peut-il être beaucoup question du peuple, et surtout d’un théâtre du peuple ! Weimar, sans doute, deviendra une très-grande ville, mais il nous faut cependant attendre encore quelques siècles pour que le peuple de Weimar compose une masse telle, qu’il ait son théâtre et le soutienne. »

On avait attelé ; nous partîmes pour le jardin de sa maison de campagne. La soirée était calme et douce, l’air un peu lourd, et l’on voyait de grands nuages se réunir en masses crasseuses. Goethe restait dans la voiture silencieux, et évidemment préoccupé. Pour moi, j’écoutais les merles et les grives qui, sur les branches extrêmes des chênes encore sans verdure, jetaient leurs notes à l’orage près d’éclater. Goethe tourna ses regards vers les nuages, les promena sur la verdure naissante qui, partout autour de nous, des deux côtés du chemin, dans la prairie, dans les buissons, aux haies, commençait à bourgeonner, puis il dit : « Une chaude pluie d’orage, comme cette soirée nous la promet, et nous allons revoir apparaître le printemps dans toute sa splendeur et sa prodigalité ! » Les nuages devenaient plus menaçants, on entendait un sourd tonnerre, quelques gouttes tombèrent, et Goethe pensa qu’il était sage de retourner à la ville. Quand nous fûmes devant sa porte : « Si vous n’avez rien à faire, me dit-il, montez chez moi, et restez encore une petite heure avec moi. » J’acceptai avec grand

  1. C’est le nom des villes où réside le souverain.