Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/253

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meaux dans une tout autre direction, et chacun dans son développement suit la ligne droite, et continue comme il a commencé. Un homme qui, à trente ans, a pu écrire une poésie comme Madame Schnips[1], est certes dans une voie un peu différente de la mienne. Il s’était par son remarquable talent créé un public auquel il suffisait pleinement, et il n’avait aucune raison pour se préoccuper des qualités d’un émule qui n’avait pas d’ailleurs d’autres rapports avec lui.

« En général, continua-t-il, on n’apprend que de celui qu’on aime. Les jeunes talents qui paraissent aujourd’hui ont bien pour moi cette disposition, mais chez mes contemporains, je ne l’ai rencontrée que clair-semée. Je ne saurais nommer un homme considérable à qui je convinsse alors de tout point. Tout de suite on m’a, pour mon Werther, adressé tant de blâmes, que, si j’avais voulu rayer chaque ligne critiquée, de tout l’ouvrage une seule ligne ne serait pas restée. Mais tous ces blâmes ne m’inquiétaient nullement, car ces jugements tout personnels d’esprits remarquables, pris en masse, se compensaient. Celui qui n’espère pas un million de lecteurs ne devrait pas écrire.

« Voilà vingt ans que le public dispute pour savoir quel est le plus grand : Schiller ou moi. Ils devraient

  1. Dans son célèbre article sur les poésies de Bürger, Schiller, à propos de Madame Schnips et d’autres pièces du même genre, avait dit : « Il arrive trop souvent à M. Bürger de se confondre avec le peuple, au lieu de se baisser avec dignité vers lui, et tandis qu’il devrait, en badinant et se jouant, élever son public à sa hauteur, c’est souvent lui qui prend plaisir à se faire semblable à son public. » (Traduction de M, Régnier.) C’était là montrer un esprit tout à fait opposé à celui de Goethe, lui qui a écrit sur la parodie chez les anciens pour montrer que dans l’antiquité la parodie elle-même avait un caractère élevé et était ennoblie par l’art.