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selle dans leurs rapports avec la poésie, cherchant en quoi l’histoire d’un peuple pouvait être au poëte plus favorable que l’histoire de tel autre.

Goethe a dit : « Le poëte doit saisir un fait particulier, et si ce fait est normal, il y trouvera place pour une peinture universelle. L’histoire d’Angleterre est excellente pour des peintures poétiques, parce qu’elle est solide, normale, et par là offre des faits généraux, c’est-à-dire qui se répètent sans cesse. Au contraire, l’histoire de France ne convient pas à la poésie, parce qu’elle retrace une ère qui ne se représentera plus[1]. Aussi, toute la partie de la littérature de cette nation qui repose sur cette époque spéciale, vieillira avec le temps. »

Un peu après, Goethe a ajouté : « Il ne faut pas prononcer de jugements sur l’époque actuelle de la littérature française. L’Allemagne, en y pénétrant, y produit une grande fermentation, et ce n’est que dans vingt ans que l’on verra les résultats qu’elle a donnés. »

Nous parlâmes ensuite des esthéticiens qui se donnent bien du mal pour enfermer l’essence de la poésie et du poëte dans des définitions abstraites, sans parvenir à des idées claires.

« Qu’y a-t-il tant à définir, a dit Goethe. Le sentiment vivant des situations, et la puissance de les peindre par des mots, voilà le poëte. »

  1. Si un Shakspeare français avait mis notre histoire du moyen âge en chroniques, Goethe n’aurait pas exprimé ici un jugement qui me semble peu exact. Les travaux d’Augustin Thierry ont donné de l’unité à notre passé, et ont démontré que les siècles les plus reculés avaient avec le nôtre assez d’idées communes pour rendre leur peinture encore intéressante pour nous. — Si la lutte de la nation pour arriver à la liberté n’offre pas en France le même caractère qu’en Angleterre, elle ne manque pas pour cela d’épisodes nombreux dignes de la poésie. Ce n’est pas la poésie qui nous a manqué, c’est le poëte.