Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/304

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reste à faire, et j’ai le plaisir en ce moment de voir que le papier bleu disparaît peu à peu. »

Son secrétaire m’avait dit qu’il travaillait à une Nouvelle ; je m’abstins d’aller le voir le soir, et je me contentai de le voir à dîner tous les huit jours. — La Nouvelle[1] était achevée depuis quelque temps ; ce soir, il m’a montré les premières feuilles. J’étais enchanté, et je lus jusqu’à ce passage remarquable où, tout le monde étant réuni autour du tigre mort, le gardien vient annoncer que le lion s’est couché dans la ruine au soleil. — En lisant, j’avais admiré la clarté extraordinaire avec laquelle tous les plus petits détails descriptifs sont présentés aux yeux. On était obligé de voir tout comme le

  1. Goethe va beaucoup parler de cette Nouvelle (qui devait être d’abord une petite épopée intitulée la Chasse) et il est nécessaire d’en prendre connaissance pour comprendre les conversations qui vont suivre. À la première lecture, elle peut paraître pour ainsi dire nulle. Le sévère Gervinus a même dit quelle était « d’une indicible insignifiance. » Cependant Goethe nous affirme ici qu’il l’a portée en lui-même trente ans !… Pour la trouver digne de son auteur, il faut la lire à l’allemande, c’est-à-dire en lui donnant un long commentaire de rêveries. Les œuvres qui plaisent le plus au goût allemand sont celles qui peuvent servir le mieux de point de départ à des songes sans fin ; et plus une œuvre est vague, comme celle-ci, plus elle prête à l’interprétation symbolique, plus elle peut nourrir ce besoin de subtilités idéales qui caractérise le génie germanique. Cependant, si tout chef-d’œuvre doit renfermer un sens profond, il est évident qu’il ne doit pas pour cela ressembler d’abord à une énigme. Pourquoi donc Goethe, dans cette Nouvelle, comme dans la seconde partie de Faust, écrite au même temps, a-t-il prodigué l’incompréhensible et l’impénétrable ? Il a, il est vrai, toujours aimé à intriguer son lecteur, mais ici cette explication ne suffit pas. Il faut, je crois, tout simplement penser à ses quatre-vingts ans. À cet âge, il avait encore des conceptions très-grandes, peut-être plus grandes que jamais, mais il ne savait plus les réaliser dans des fables poétiques bien liées et d’un intérêt suffisant ; sa concision habituelle devint du laconisme sibyllin ; son originalité autrefois si naturelle devint recherchée, raffinée ; la vieillesse en lui se manifestait par l’affaiblissement, non de la pensée, mais de l’imagination.