Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/320

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sez, et cette liberté-là, on l’a toujours facilement. De plus, nous ne sommes tous libres qu’à certaines conditions que nous devons remplir. Le bourgeois est aussi libre que le noble dès qu’il se tient dans les limites que Dieu lui a indiquées en le faisant naître dans sa classe. Le noble est aussi libre que le prince, car il n’a qu’à observer à la cour quelques lois d’étiquette, et il peut ensuite se considérer comme son égal. La liberté ne consiste pas à ne vouloir rien reconnaître au-dessus de nous, mais bien à respecter ce qui est au-dessus de nous. Car le respect nous élève à la hauteur de l’objet de notre respect[1], et par notre hommage nous montrons que la dignité réside aussi en nous et que nous sommes dignes de marcher au même rang. Dans mes voyages, j’ai souvent rencontré des négociants du nord de l’Allemagne qui croyaient se faire mes égaux en se plaçant à table près de moi avec des façons grossières. Ils ne devenaient pas ainsi mes égaux, mais ils le seraient devenus, s’ils avaient su m’apprécier et bien agir avec moi.

  1. On sait que Goethe s’était enthousiasmé pour Alonzo, de M. de Salvandy, parce qu’il y avait rencontré cette pensée : « La jeunesse a besoin de respecter quelque chose. Ce sentiment est le principe de toutes les actions vertueuses, il est le foyer d’une émulation sainte qui agrandis l’existence et qui l’élève. Quiconque entre dans la vie sans payer un tribut de vénération la traversera tout entière sans en avoir reçu. » Dans ce même ouvrage, Goethe n’avait pas moins admiré cette seconde pensée, qu’il considérait comme le plus haut résultat que puisse donner la sagesse tirée de la vie : « Je crois que le premier devoir de ce monde est de mesurer la carrière que le hasard nous a fixée, d’y borner nos vœux, de chercher la plus grande, la plus sûre des jouissances dans le charme des difficultés vaincues et des chagrins domptés ; peut-être la dignité, le succès, le bonheur intime ne sont-ils qu’à ce prix. Mais, pour arriver à cette résignation vertueuse, il faut de la force, une force immense. » Cette pensée est en effet la pensée mère des Années de Voyage, qui ont pour second titre : les Renonçants, les Résignés.