Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/321

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« Si Schiller était dans sa jeunesse si préoccupé de la liberté physique, cela est dû en partie à la nature de son esprit, et plus encore au joug qu’il avait dû porter lorsqu’il était à l’École militaire ; mais dans sa maturité, lorsqu’il posséda une liberté matérielle suffisante, il voulut la liberté de l’esprit, et je pourrais presque dire que cette idée l’a tué, car c’est elle qui le poussait à vouloir exiger de sa nature physique des efforts au-dessus de ses forces. Lorsque Schiller arriva ici, le grand-duc lui destinait une pension de mille thalers par an, et il s’offrit à lui en donner le double au cas où il serait par une maladie arrêté dans ses travaux. Schiller déclina cette dernière offre et ne voulut jamais en rappeler l’exécution. « J’ai le talent, disait-il, je dois savoir me suffire à moi-même. » Mais comme dans ses dernières années sa famille s’augmentait, il fallut pour vivre qu’il écrivît deux pièces par an, et, pour y arriver, il se força au travail, même les jours et les semaines pendant lesquels il était souffrant ; il fallait que son talent l’écoutât à toute heure et fût à ses ordres. Schiller ne buvait jamais beaucoup, il était très-sobre, mais, dans ces moments de faiblesse physique, il chercha à ranimer ses forces par un peu de liqueur et par d’autres spiritueux du même genre. Cela consuma sa santé, et cela fut nuisible aussi à ses œuvres elles-mêmes. Car j’attribue à cette cause les défauts que d’excellents esprits trouvent dans ses écrits. Tous les passages auxquels on reproche peu de justesse, je les pourrais appeler des passages pathologiques, car il les a écrits à des jours où les forces lui manquaient pour trouver les vraies idées qui convenaient à la situation. J’ai le plus grand respect pour le commandement absolu[1] de l’âme ;

  1. Goethe dit, en allemand : l’impératif catégorique. Cette expression