Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/327

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ret ne trouva pas ressemblant le portrait qui les précède. Goethe était content de tenir dans ses mains le joli exemplaire. « Ces chansons, dit-il, sont parfaites, et doivent être considérées comme le chef-d’œuvre du genre, surtout quand on ôte par la pensée le cri du refrain, car, pour des chansons à refrains, elles sont presque trop sérieuses, trop riches de traits, trop semblables à l’épigramme[1], Béranger me rappelle toujours Horace et Hafiz, qui tous deux ont dominé leur temps, et dans leurs railleries enjouées ont attaqué la corruption des mœurs. Béranger prend à l’égard de ce qui l’entoure la même situation ; mais, comme il est sorti de la classe inférieure, il ne hait pas trop les gravelures et les vulgarités, et il montre encore pour elles un certain penchant. »

On parla encore de Béranger et d’autres Français contemporains, puis M. Soret alla à la cour, et je restai seul avec Goethe. Un paquet cacheté était sur la table. Goethe plaça sa main dessus et dit : « Qu’est-ce que cela ? C’est Hélène, qui part chez Cotta pour l’impression. » À ces mots, j’éprouvai plus que je ne pourrais dire ; je sentais l’importance de cet instant. Quand un vaisseau nouvellement construit s’élance pour la première fois en mer, on ne sait quel sort sera le sien ; il en est de même pour les pensées d’un grand maître, réunies dans une œuvre qui pour la première fois apparaît dans le monde pour y

  1. « Puisque tu t’occupes en ce moment de littérature française, je te conseille de lire le Théâtre de Clara Gazul et les Poésies de Béranger, si tu ne connais pas déjà ces deux ouvrages. Tous deux te montreront de la façon la plus frappante ce que peut faire le talent, pour ne pas dire le génie, quand il apparaît dans une époque féconde et peut ne rien ménager, C’est à peu près ainsi que nous autres nous avons aussi autrefois commencé. » (Goethe à Zelter, 2 mars 1827.)