Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/332

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de bonnes traditions, tout ce qu’il fera sera bon ; mais les œuvres tout à fait originales exigent bien des choses, et sont bien difficiles ! »

En parlant des poëtes, nous remarquâmes que presque aucun ne savait écrire en bonne prose. « L’explication est bien simple, dit Goethe. Pour écrire en prose, il faut avoir quelque chose à dire ; celui qui n’a rien à dire peut faire des vers et des rimes, un mot fournit l’autre, et on voit à la fin paraître quelque chose qui n’est rien, mais qui cependant à l’air d’être quelque chose. »

Mercredi, 31 janvier 1827.

J’ai dîné avec Goethe. — « Ces jours-ci, depuis que je vous ai vu, m’a-t-il dit, j’ai fait des lectures nombreuses et variées, mais j’ai lu surtout un roman chinois[1] qui m’occupe encore et qui me paraît excessivement curieux. » — « Un roman chinois, dis-je, cela doit avoir un air bien étrange. » — « Pas autant qu’on le croirait. Ces hommes pensent, agissent et sentent presque tout à fait comme nous, et l’on se sent bien vite leur égal ; seulement chez eux tout est plus clair, plus pur, plus moral ; tout est raisonnable, bourgeois, sans grande passion et sans hardis élans poétiques, ce qui fait ressembler ce roman à mon Hermann et Dorothée et aux œuvres de Richardson. La différence, c’est la vie commune que l’on aperçoit toujours chez eux entre la nature extérieure et les personnages humains. Toujours on entend le bruit des poissons dorés dans les étangs, toujours sur les branches

  1. À la fin de décembre 1826 le Globe avait publié une longue analyse de Iu-Kiao-Li ou les Deux Sœurs, roman chinois traduit par Abel Rémusat. Cette analyse avait sans doute ramené l’attention de Goethe vers la littérature chinoise.