Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/385

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tableau, il a plus large carrière, et il doit même en venir à des fictions, comme Rubens l’a fait dans ce paysage avec la double lumière. L’artiste est avec la nature dans un double rapport : il est son maître et son esclave en même temps. Il est son esclave, en ce sens qu’il doit agir avec des moyens terrestres pour être compris ; il est son maître, en ce sens qu’il soumet et fait servir ces moyens terrestres à ses hautes intentions. L’artiste veut parler au monde par un ensemble ; mais cet ensemble, il ne le trouve pas dans la nature ; il est le fruit de son propre esprit, ou, si vous voulez, son esprit est fécondé par le souffle d’une haleine divine. — Si nous ne jetons sur ce tableau qu’un regard peu attentif, tout nous semble si naturel que nous le croyons copié simplement d’après nature. Mais il n’en est pas ainsi. Un si beau tableau n’a jamais été vu dans la nature, aussi peu qu’un paysage de Poussin ou de Claude Lorrain, qui nous paraît très-naturel, mais que nous cherchons en vain dans la réalité. »

« — Des traits aussi hardis de fiction artistique[1], analogues à cette double lumière de Rubens, se trouvent-ils aussi dans la littérature ? demandai-je.

« Il ne faut pas aller bien loin, répondit Goethe après un instant de réflexion. Je pourrais vous en montrer dans Shakspeare par douzaines. Prenez seulement Macbeth.

  1. On peut en citer bien d’autres exemples. Le Laocoon a les cuisses de longueur différente. L’Apollon du Belvédère est bossu et boiteux ; il n’a ni les épaules ni les jambes égales. Le Miracle de Bolsène est éclairé par deux jours qui ne s’expliquent pas. L’École d’Athènes a une faute énorme de perspective : elle a deux points de vue. Les sonates de Beethoven renferment des fautes grossières d’harmonie, etc. Mais remarquons-le vite : avant de s’autoriser d’une de ces fautes pour l’imiter, Il faut être bien sûr d’être, comme celui qui l’a commise, un homme de génie.