Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/384

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« — Ils reçoivent la lumière de notre côté, et projettent leurs ombres vers l’intérieur du tableau. Les ouvriers qui rentrent chez eux, surtout, sont en pleine lumière, ce qui produit un excellent effet.

« — Mais comment Rubens a-t-il amené ce bel effet ? »

« — En faisant ressortir ces figures claires sur un fond sombre. »

« — Mais ce fond sombre, comment est-il produit ? »

« — Par la masse d’ombre que le groupe d’arbres projette du côté des figures ; mais qu’est-ce donc ! ajoutai-je alors tout surpris, les figures projettent leur ombre vers l’intérieur du tableau, et le groupe d’arbres, au contraire, projette son ombre vers nous ! La lumière vient de deux côtés opposés ! Voilà certes qui est tout à fait contre nature ! »

« — Voilà justement ce dont il s’agit, dit Goethe en souriant légèrement. — Voilà en quoi Rubens se montre grand et prouve que son libre esprit est au-dessus de la nature, et agit avec elle comme il convient à son but élevé. La double lumière est à coup sûr une violence, et vous pourrez toujours dire qu’elle est contre nature ; mais si cela est contre nature, j’ajoute aussitôt que cela est plus haut que nature ; je dis que c’est un coup hardi du maître qui montre avec génie que l’art n’est pas soumis entièrement aux nécessités imposées par la nature et qu’il a ses lois propres. L’artiste doit, dans le détail, suivre la nature avec une fidélité religieuse ; il ne doit, dans le squelette d’un animal, dans la position relative de ses tendons et de ses muscles, apporter aucun changement arbitraire qui détruirait son caractère original ; cela s’appelle anéantir la nature. Mais, dans les hautes régions de la pratique artistique, pour faire d’un tableau un vrai