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trop constamment attachés à la réalité ; leur tête repousse l’idéalisme[1] et c’est là ce que l’Allemand possède avec pleine aisance. M. Léo a des vues excellentes sur les castes indiennes. On parle toujours et beaucoup d’aristocratie et de démocratie ; la chose est pourtant bien simple : Quand nous sommes jeunes, ne possédant rien, ou ne sachant pas apprécier une possession paisible, nous sommes démocrates. Mais, arrivés au bout d’une longue vie à une propriété, nous désirons non-seulement qu’elle nous soit assurée, mais aussi que nos enfants et petits-enfants puissent jouir en paix de ce que nous avons acquis. Voilà comment nous sommes tous sans exception aristocrates dans la vieillesse, lors même que jeunes gens nous aurions eu d’autres opinions. Léo traite ce point avec beaucoup d’esprit.

« La critique, c’est là notre côté le plus faible, et il nous faudra longtemps attendre avant de trouver chez nous un homme comme Carlyle. Ce qu’il y a d’heureux maintenant, c’est que, grâce aux étroites relations qui sont nouées entre les Français, les Anglais et les Allemands, nous pouvons nous corriger mutuellement. C’est le

  1. Contradiction apparente avec ce que Goethe a dit plus haut (p. 142l3). On peut concilier les deux pensées. Nous aimons les idées générales, philosophiques (qui sont, par essence, des idées révolutionnaires) ; mais nous n’aimons pas les théories abstraites. Remarquons aussi que Gœthe, en 1827, n’avait pas encore lu les Leçons de M. Guizot, qui prouvent que le génie français est très-capable de transformer le développement des faits en un développement d’idées. Mais d’ailleurs Goethe aurait dû se rappeler Montesquieu. Dans ses Considérations, dans son Esprit des Lois, cet esprit si net et si français a su idéaliser l’histoire sans cesser d’être très-positif et d’observer patiemment les faits. — Goethe, aujourd’hui, ne penserait plus à nous reprocher de repousser l’idéalisme, car nous n’avons plus rien à envier à l’Allemagne, nous sommes à notre tour inondés de théories historiques, vagues et ambitieuses. Au dix-huitième siècle, un jeune homme en sortant du Collège faisait sa Tragédie ; aujourd’hui il écrit sa Philosophie de l’histoire.

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