Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/417

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l’effet produit sur les spectateurs dépasse l’effroi, il va jusqu’à nous anéantir complètement. Or, cet effroi, Manzoni en fait usage avec un étrange bonheur en sachant le résoudre en émotion, et en conduisant ainsi le lecteur par cette route à l’admiration. Le sentiment de l’effroi tient au sujet ; tout lecteur l’éprouvera ; l’admiration naît en ceux qui aperçoivent avec quelle perfection l’auteur dirige tous ses mouvements, et le connaisseur seul jouira de ce sentiment. Que dites-vous de cette esthétique ? Si j’étais plus jeune, j’écrirais quelque chose suivant cette théorie, mais non pas cependant un ouvrage aussi considérable que celui de Manzoni. — Maintenant, je suis vraiment bien curieux de voir ce que les messieurs du Globe vont dire de ce roman ; ils sont assez habiles pour en reconnaître les qualités ; et l’ouvrage tout entier est tout à fait de l’eau pour le moulin[1] de ces libéraux, quoique Manzoni reste très-modéré. Mais les Français accueillent rarement un ouvrage avec une approbation complète comme nous ; ils ne se placent pas facilement au point de vue d’un auteur ; même chez les meilleurs, ils trouvent toujours quelque chose qui n’est pas dans leurs idées et que l’auteur aurait dû faire autrement.

« Quatre circonstances surtout contribuent à rendre l’ouvrage de Manzoni si excellent. D’abord, Manzoni est un historien de mérite ; son poëme a gagné par là une dignité et une solidité qui l’élèvent bien au-dessus de ce qu’on se représente d’habitude sous le nom de roman, La religion catholique lui a ensuite rendu service ; elle donne naissance à beaucoup de situations poétiques qui

  1. Expression proverbiale.