Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/43

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posséder de nouveau, dans toute la vivacité de la vie, cet ami parti avant nous, ces moments se mettent au nombre des rares et belles heures de l’existence. — Il en était ainsi de moi avec Goethe. — Souvent des mois se passaient où mon âme, absorbée par les relations de la vie journalière, était morte pour lui, et il n’adressait pas un seul mot à mon esprit. Puis venaient d’autres semaines, d’autres mois de disposition stérile, pendant lesquels rien en moi ne voulait ni germer ni fleurir. Ces temps de néant, il fallait que j’eusse la grande patience de les laisser s’écouler inutiles, car dans de pareilles circonstances, ce que j’aurais écrit n’aurait rien valu. Je devais attendre de la fortune le retour des heures où le passé revivait et se représentait devant moi, où je jouissais d’une énergie intellectuelle assez grande, d’un bien-être physique assez complet pour élever mon âme à cette hauteur à laquelle il faut que je parvienne pour être digne de voir de nouveau reparaître en moi les idées et les sentiments de Goethe. — Car j’avais affaire à un héros que je ne devais pas abaisser. Pour être vrai, il devait se montrer avec toute la bienveillance de ses jugements, avec la pleine clarté et la pleine force de son intelligence, avec la dignité naturelle à un caractère élevé. — Ce n’était pas là une petite difficulté.

Mes relations avec lui avaient un caractère de tendresse tout particulier ; c’étaient celles de l’écolier avec son maître, du fils avec son père, de l’âme avide d’instruction avec l’âme riche de connaissances. Il me fit entrer dans sa société et prendre part aux jouissances intellectuelles et aussi aux plaisirs plus mondains d’un être supérieur. Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le soir ; souvent j’avais le bonheur de le voir à midi tous les jours, tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner.

Sa conversation était variée comme ses œuvres. Il était toujours le même et toujours différent. S’il était occupé d’une grande idée, ses paroles coulaient avec une inépuisable richesse ; on croyait alors être au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit, et empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d’autres temps, au contraire, on le trouvait muet,