Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/44

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laconique ; un nuage semblait avoir couvert son âme, et dans certains jours on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d’été avec tous ses sourires ; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons, dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants ; le ciel bleu était traversé par le cri du coucou, et dans la plaine en fleurs bruissait l’eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l’écouter ! Sa présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le cœur.

C’est ainsi qu’en lui on voyait comme dans une lutte et dans une succession perpétuelle tour à tour l’hiver et l’été, la vieillesse et la jeunesse ; mais il était admirable que dans ce vieillard de soixante-dix et de quatre-vingts ans, ce fût la jeunesse qui reprît toujours le dessus, car ces journées où l’automne ou l’hiver se faisaient sentir n’étaient que de rares exceptions.

L’empire qu’il avait sur lui-même était remarquable, et c’est là même une des originalités les plus saillantes de son caractère. Il y a une parenté étroite entre cet empire qu’il avait sur lui-même et la puissance de réflexion qui le maintenait toujours maître du sujet qu’il traitait en écrivant, et qui lui permettait de donner à ses œuvres ce fini dans la forme que nous admirons. C’est aussi par une conséquence de ce trait de son caractère que, dans maints de ses livres et dans maintes de ses assertions orales, il est très-retenu et plein de réserves. — Mais il y avait d’heureux moments où un génie plus puissant se rendait maître de lui, et lui faisait abandonner son empire sur lui-même ; alors la conversation avait une effervescence toute juvénile, elle se précipitait comme un torrent qui descend des montagnes. C’est dans de pareils moments qu’il versait tous les trésors de grandeur et de bonté que renfermait son âme, et ce sont de pareils moment, qui font comprendre comment ses amis de jeunesse ont dit de lui que ses paroles étaient bien supérieures à ses écrits imprimés. — Marmontel a dit de même de Diderot que celui qui ne connaissait que ses écrits ne le connaissait qu’à moitié, et qu’il