Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/69

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sais le mal qu’il m’a fait. Combien d’eau a coulé hors de la fontaine[1] ! Si j’avais fait tout ce que je pouvais fort bien faire, cent volumes n’y suffiraient pas.

« Le présent a ses droits ; les pensées, les sentiments qui chaque jour se pressent dans une âme de poëte veulent et doivent être exprimés ; mais, si on a dans la tête un grand ouvrage, il anéantit tout ce qui n’est pas lui. Toutes les pensées étrangères sont éloignées, et toutes les aises mêmes de la vie sont pour longtemps perdues. Quelle dépense, quelle tension des forces intellectuelles ne faut-il pas seulement pour ordonner en soi-même et pour organiser un grand ensemble ; et quelles forces, quelle vie tranquille et sans troubles ne faut-il pas pour procéder à l’exécution, pour fondre tout d’un seul jet d’expressions justes et vraies. Si l’on s’est trompé dans le dessin de l’ensemble, le travail entier est perdu ; si dans un vaste sujet on ne se trouve pas toujours pleinement maître des idées que l’on vient à traiter, alors de place en place se voit une tache, et on reçoit des blâmes. Le poëte, pour tant de fatigues, pour tant de sacrifices, ne trouve ni joies ni récompenses, mais bien des ennuis qui paralysent son énergie. Au contraire, si le poëte porte chaque jour sa pensée sur le présent, s’il traite immédiatement et quand l’impression est toute fraîche le sujet qui est venu s’offrir à lui, alors ce qu’il fera sera toujours bon, et, si par hasard il n’a pas réussi, il n’y a rien de perdu.

« Voyez Auguste Hagen, de Kœnigsberg ; c’est un très-beau talent ; avez-vous lu son poëme Olfried et Lisena[2] ? Il y a des passages qui ne peuvent pas être meilleurs qu’ils

  1. Littéralement : Combien d’objets tombés dans le puits !
  2. Publié en 1820.