Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/84

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout tourmenté. — Eh bien ! savez-vous ? dit Goethe, en s’arrêtant et en me regardant avec une bonhomie grandiose, eh bien ! allez-y. Ne rougissez pas ! Cette pièce amusante vous convient peut-être mieux ce soir, elle est mieux en harmonie avec votre disposition, allez la voir ! Chez moi vous aurez de la musique, mais vous aurez cela encore souvent. — Oui, dis-je, j’irai au théâtre ; il me semble que ce soir il vaut mieux pour moi que je rie. — Restez donc seulement jusque vers six heures, mais jusque-là nous pouvons encore causer un peu. » Stadelmann apporta des bougies, qu’il plaça sur la table de travail de Goethe. Goethe me pria de m’asseoir près de la lumière : il voulait me donner quelque chose à lire. Et que me présenta-t-il ? Sa dernière, sa chère poésie, son Élégie de Marienbad[1] !

Il faut que je raconte un peu l’origine de cette poésie. Aussitôt après le retour de Goethe des Eaux, on avait répandu ici le bruit qu’il avait fait à Marienbad la connaissance d’une jeune dame aussi jolie que spirituelle[2], et qu’il s’était pris de passion pour elle. En entendant sa voix dans l’allée de la Source, il avait saisi son chapeau et avait couru vers elle. Il n’avait pas perdu une des heures pendant lesquelles il pouvait être près d’elle ; il avait eu là des jours de bonheur, la séparation avait été très-pénible, et dans sa passion il avait écrit une poésie extrêmement belle, mais qu’il regardait comme une relique et qu’il tenait cachée. J’avais ajouté foi à ces bruits, parce qu’ils étaient tout à fait d’accord avec sa santé encore si verte, la puissance productive de son esprit et la fraîche vivacité de son cœur. J’avais longtemps éprouvé le

  1. Poésies, traduites par M. Blaze de Bury, page 117.
  2. Mademoiselle Urike de Lewezow.