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Car une poésie est tout entière renfermée dans certaines paroles, et, si avant ces paroles on en place d’autres, les premières anéantissent les secondes. »

Ces mots de Goethe me semblent indiquer d’une façon frappante l’écueil sur lequel viennent échouer d’ordinaire les éditeurs de poésies. Est-il possible de commenter une poésie sans altérer en rien les éléments les plus intimes de sa fragile existence ? C’est là une question.

Lorsque je le quittai, il me donna les feuilles de l’Art et l’Antiquité, pour que je pusse chez moi relire à loisir son poëme. Il me donna aussi les Roses d’Orient[1], de Rückert, poëte qu’il semble tenir très-haut et dont il a le meilleur espoir.

* Mardi, 11 novembre 1823.

Il y a eu petite soirée chez Goethe. Il souffre depuis longtemps, il avait les pieds enveloppés d’une couverture de laine qui l’a suivi partout depuis sa campagne en Champagne. À propos de cette couverture, il nous a raconté une anecdote de 1806. « Lorsque les Français occupaient Iéna, un prêtre de régiment français avait requis des tapisseries pour orner son autel. On lui avait fourni un très-beau morceau d’étoffe cramoisie, mais qui ne lui parut pas assez beau. Il se plaignit auprès de moi. — « Envoyez-moi cette étoffe, lui répondis-je, je verrai si je peux vous en faire donner une meilleure. » Nous avions alors une nouvelle pièce à donner au théâtre, je me servis de la belle étoffe rouge pour la toilette de mes acteurs. Quant à mon prêtre, il ne reçut rien du tout ; on l’oublia, et il aura bien fallu qu’il se passe de mon secours. »

  1. Les Roses d’Orient parurent en 1822. Elles ont été suscitées par le Divan de Goethe. Ce sont des Orientales allemandes.