Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/217

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convaincu que j’ai pour cela de bonnes raisons. Je n’aurais pas laissé notre conversation prendre ce cours, s’il s’agissait d’un fait passé ou de quelque événement sans importance ; mais la question est toute différente. Vous voulez, dans ce temps étrange et terrible, fonder un journal, un journal politique. Vous voulez le diriger contre Napoléon et contre les Français. Croyez-moi, quoique vous fassiez, vous serez bientôt las de votre œuvre. Vous reconnaîtrez bientôt que la rose des vents a bien des rayons. Vous vous heurterez aux trônes, et si vous ne déplaisez pas aux souverains, vous déplairez à ceux qui les entourent. Vous aurez contre vous toutes les classes élevées de ce monde, car vous serez le représentant des chaumières en face des palais, et vous défendrez les faibles contre les forts. L’opposition se manifestera même autour de vous parmi vos égaux, tantôt sur des principes, tantôt sur des faits. Vous vous défendrez ; vous triompherez, je l’espère, et votre triomphe vous donnera de nouveaux ennemis. En un mot, vous vivrez entouré d’inextricables embarras. Vous viendrez peut-être à bout de vos égaux ; ceux que vous ne pourrez faire taire, vous pourrez ne plus vous en occuper ; ce serait faire à beaucoup d’entre eux encore trop d’honneur que les mépriser ; mais il n’en est pas de même avec les puissants et avec les grands. Il n’est pas bon de manger des cerises avec eux, et vous savez pourquoi. Ils ont des armes auxquelles nous ne pouvons rien opposer. C’est parce que j’aperçois l’avenir très-clairement que je suis inquiet. Je ne voudrais pas vous voir susciter des embarras à notre maison ducale, pour laquelle vous avez aussi du dévouement ; je ne voudrais pas vous voir engager dans des difficultés fâcheuses