Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un gouvernement qui ne dispose pas de cent mille baïonnettes ; je voudrais détourner tout malheur de l’Université dont vous êtes membre ; enfin, pourquoi ne pas le dire, je pense aussi à ma tranquillité et à votre bien. »

Il se fit un silence. Je ne répondais pas, parce que je n’osais pas dire ce que j’aurais pu dire, et parce que, en présence de cet homme, je me sentais très-ému. Il reprit bientôt : « Croyez-vous donc que je sois indifférent aux grandes idées que réveillent en moi les mots de Liberté, de Peuple, de Patrie ? Non : ces idées sont en nous ; elles sont une partie de notre être, et personne ne peut les écarter de soi. L’Allemagne aussi me tient fortement au cœur. J’ai souvent ressenti une douleur profonde en pensant à cette nation allemande, qui est si estimable dans chaque individu et si misérable dans son ensemble. La comparaison du peuple allemand avec les autres peuples éveille des sentiments douloureux auxquels j’ai cherché à échapper par tous les moyens possibles ; j’ai trouvé dans la science et dans l’art les ailes qui peuvent nous emporter loin de ces misères, car la science et l’art appartiennent au monde tout entier et devant eux tombent les frontières des nationalités ; mais la consolation qu’ils donnent est cependant une triste consolation et ne remplace pas les sentiments de fierté que l’on éprouve quand on sait que l’on appartient à un peuple grand, fort, estimé et redouté. Aussi c’est la foi à l’avenir de l’Allemagne qui me console vraiment. Cette foi, je l’ai aussi énergique que vous. Oui, le peuple allemand promet un avenir, et a un avenir. Pour parler comme Napoléon : les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies. Si elle n’avait pas eu d’autre