Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/221

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couleurs. Depuis longtemps nous sommes habitués à ne regarder que vers l’ouest ; c’est de là que nous attendons tous les dangers. Mais la terre s’étend aussi de l’autre côté vers l’orient. Même quand arrivent chez nous ces peuples tout entiers, nous ne ressentons aucune crainte, et on a vu de belles femmes embrasser les hommes et les chevaux. Ah ! ne m’en laissez pas dire davantage !… Elles invoquent, il est vrai, les éloquents appels des souverains de ce pays et de l’étranger ; oui, oui, je sais : « un cheval, un cheval ! un royaume pour un cheval !… »

Une réponse de moi suscita une réplique de Goethe, et sa parole devint de plus en plus précise et incisive, plus individuelle pour ainsi dire. Je n’ose écrire ce qui fut dit ; d’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. Je veux seulement faire observer que, pendant cette heure de conversation, j’acquis la plus profonde conviction que c’est une erreur radicale de croire que Goethe n’a pas aimé sa patrie, n’a pas eu le cœur allemand, n’a pas eu foi en notre peuple, n’a pas ressenti l’honneur et la honte, le bonheur et l’infortune de l’Allemagne. Son silence, au milieu des grands événements et des complications de ce temps, n’était qu’une résignation douloureuse, à laquelle l’obligeaient de se résoudre sa position et aussi sa connaissance exacte des hommes et des choses. Quand je me retirai enfin, mes yeux étaient remplis de larmes. Je saisis les mains de Goethe ; mais je ne sais ni ce que je lui dis ni ce qu’il me répondit. Je sais seulement qu’il était très-cordial. J’étais déjà sorti ; je lui dis : « En entrant, j’avais l’intention de faire une prière à Votre Excellence ; je voulais lui demander de vouloir bien honorer mon journal au moins d’un article. » — « Je vous remercie de ne pas m’avoir fait cette demande, dit-il ; j’aurais eu du