Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/220

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ennemis, ou il est abattu par eux. (Je tiens pour à peu près impossible un accommodement ; et s’il se faisait, il serait inutile ; nous serions de nouveau comme autrefois.) Supposons donc que Napoléon abatte ses ennemis. C’est impossible, dites-vous ? Tant de certitude ne nous est pas permise. Cependant je crois moi-même sa victoire peu vraisemblable ; laissons donc cette supposition de côté et déclarons cet événement impossible. Il reste à examiner le cas où Napoléon est vaincu, complètement vaincu. Eh bien ? qu’arrivera-t-il ? Vous parlez du réveil du peuple allemand et vous croyez que ce peuple ne se laissera plus arracher ce qu’il a conquis et ce qu’il a payé de son bien et de son sang : la liberté. Le peuple est-il réellement réveillé ? sait-il ce qu’il veut et ce qu’il peut ? Avez-vous oublié le mot magnifique que votre Philistin d’Iéna criait à son voisin, déclarant qu’il pouvait maintenant recevoir bien commodément les Russes, puisque sa maison était nettoyée et que les Français l’avaient quittée ? Le sommeil du peuple était trop profond pour que les secousses même les plus fortes puissent aujourd’hui le réveiller si promptement. Et de plus, est-ce que tout mouvement nous met debout ? Se redresse-t-il, celui qui ne sort de son repos que parce qu’on l’y force avec violence ? Je ne parle pas des quelques milliers d’hommes et de jeunes gens instruits ; je parle de la masse, des millions. Qu’a-t-on obtenu ? qu’a-t-on gagné ? Vous dites : la liberté ; il serait plus juste peut-être de dire : la délivrance, et non la délivrance des étrangers, mais d’un étranger. C’est vrai : je ne vois plus chez nous ni Français ni Italiens, mais, à leur place, je vois des Cosaques, des Baschkirs, des Croates, des Magyares, des Tartares et des Samoyèdes, des hussards de toutes les