Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/229

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le gros lot. Croyez-vous que j’aurais fait la sottise de tomber sur un billet blanc ? Je me serais avant tout emparé des trente-neuf articles, je les aurais défendus envers et contre tous, et surtout l’article neuf, qui aurait été pour moi l’objet d’une attention toute particulière et d’un tendre dévouement. J’aurais si longtemps et si bien été hypocrite et menteur, en vers et en prose, que mes 30 000 livres par an n’auraient pu m’échapper. Arrivé à cette hauteur, je n’aurais rien négligé pour m’y maintenir. Surtout j’aurais tout fait pour épaissir encore, si c’eût été possible, la nuit de l’ignorance. Oh ! comme j’aurais cajolé le bon peuple si simple, comme j’aurais voulu diriger la chère jeunesse des écoles de façon à ce que personne ne pût voir, bien mieux, n’eut le courage de voir que ma splendeur reposait sur les abus les plus honteux ! »

« Avec vous, dis-je, on aurait eu du moins la consolation de penser que vous étiez arrivé là grâce à un talent supérieur. Mais en Angleterre, souvent les plus niais, les plus incapables jouissent des biens les plus précieux de cette terre, qu’ils doivent non à leur mérite, mais à la protection, au hasard, et, avant tout, à la naissance. »

« Au fond, répliqua Goethe, il est indifférent que l’on obtienne les biens de la terre par conquête ou par héritage. Les premiers possesseurs étaient certainement des gens de talent, qui surent tirer parti de l’ignorance et de la faiblesse des autres. Le monde est si plein de têtes faibles et de fous, qu’il n’est pas nécessaire de les chercher dans les maisons d’aliénés. — Je me rappelle que le grand-duc, qui connaissait ma répugnance pour les maisons d’aliénés, voulut un jour, par ruse et par surprise, me faire entrer dans une de ces maisons. Mais je sentis le