Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/27

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cevait un rivage délicieux ; une foule joyeuse, répandue au milieu de bosquets de verdure, écoutait un concert. — Un de nous dit ; Il n’y a qu’une chose à faire ; déshabillons-nous et nageons jusque là-bas. — Cela vous est facile à dire, répliquai-je, à vous qui êtes jeune, beau, et avec cela bon nageur. Mais moi je nage mal, et je n’ai pas une stature assez belle pour paraître avec plaisir et sans embarras devant tous ces étrangers qui sont sur le rivage. — Tu es fou, me dit un des mieux faits de la compagnie ; déshabille-toi et donne-moi ton corps, tu prendras le mien. — À ces mots je me déshabillai vite, je me mis à l’eau, et tout de suite je me sentis dans le corps de ce jeune homme ; j’étais devenu vigoureux nageur, j’eus bientôt atteint la côte, et tout nu, tout mouillé, je m’avançai au milieu de la foule avec la confiance la plus sereine. J’étais heureux de me sentir avec ces beaux membres ; je n’avais aucune roideur, aucune gêne, et je fis vite connaissance avec des étrangers réunis gaiement à une table sous un berceau. — Peu à peu mes camarades avaient touché terre aussi, et s’étaient joints à nous, il ne manquait que ce jeune homme qui avait pris mon corps, et dans les membres duquel je me sentais si à mon aise. — Enfin il arriva aussi près du rivage et on me demanda si je n’avais pas de plaisir à voir mon ancien moi. Ces paroles me donnèrent un certain malaise, en partie parce que je ne croyais pas devoir être fier de mon moi, et en partie parce que je craignais que mon ami ne voulût reprendre tout de suite son corps. Cependant je me tournai vers la mer, et je vis mon second moi qui nageait très-près du rivage ; il regarda de notre côté ; en me voyant, il sourit, et me cria : tes membres n’ont pas la force de nager, j’ai eu fort à faire pour