Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/28

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triompher des vagues et des écueils ; il n’est pas étonnant que j’arrive si tard et que je sois le dernier de tous. — Je reconnus aussitôt le visage ; c’était le mien, mais rajeuni. Je pris à part ce jeune homme et lui demandai : Comment vous trouvez-vous dans mon corps ? — Maintenant, très à mon aise, dit-il ; je sens toute ma force comme autrefois ; je ne sais pas ce que tu as contre tes membres, ils sont très-bons, seulement il faut savoir s’en servir. Reste dans mon corps aussi longtemps que cela te fera plaisir ; je resterai volontiers dans le tien. — Cette déclaration me réjouit fort, et, me sentant changé de forme en restant le même pour les pensées, les sentiments et les souvenirs, j’eus l’impression vive de l’indépendance parfaite de notre âme et de la possibilité d’une existence future dans un autre corps. »

« Votre rêve est très-joli, me dit Goethe, lorsque je lui en racontai aujourd’hui après dîner les principaux incidents. On voit que les muses vous visitent aussi pendant votre sommeil, et pour vous être très-favorables, car vous avouerez qu’il vous serait difficile dans l’état de veille d’inventer quelque chose d’aussi original et d’aussi joli. »

« Je ne conçois guère comment j’ai pu avoir ces idées, car tous ces jours-ci je me sentais l’esprit si abattu que j’étais très-loin de tout tableau aussi animé et aussi vivant. »

« La nature humaine tient cachées des forces étranges, dit Goethe, et au moment même où nous l’espérons le moins, elle garde en réserve pour nous quelque bon présent. J’ai eu dans ma vie des temps pendant lesquels je m’endormais en pleurant ; mais dans mes rêves je voyais les images les plus charmantes qui m’apparaissaient pour me consoler, pour me rendre le bonheur ;