Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vendredi, 18 mars 1831.

Dîné avec Goethe. Je lui apporte Daphnis et Chloé, qu’il désire relire. Causant sur les croyances les plus élevées, nous nous demandons s’il est bon et possible de les communiquer aux autres hommes. Goethe dit : « La faculté de comprendre les hautes idées est très-rare, et en conséquence, dans la vie ordinaire, on fait toujours bien de garder ces idées pour soi et de n’en montrer que ce qui est nécessaire pour nous donner quelque avantage sur les autres[1]. »

Comme nous remarquions ensuite que beaucoup d’hommes, surtout parmi les critiques et les poëtes, ignorent complètement la vraie grandeur et au contraire estiment extraordinairement la médiocrité, Goethe a dit :

  1. Ce mot ne doit pas être comparé au mot de Fontenelle. Goethe ne veut pas, comme on l’a dit, cacher la vérité ; il veut simplement ne pas la communiquer au hasard, au premier venu, parce que, en pénétrant dans un cerveau étroit, la plus grande idée devient petite, et il redoute cette altération qui est aussi une profanation ; il ne révèle donc ses pensées les plus intimes qu’à ceux qui s’en montrent dignes ; à mesure que l’on a pénétré davantage dans le monde philosophique, il laisse tomber plus de voiles ; dans la conversation sérieuse, dans la discussion, il proportionne ses armes au mérite et au savoir de son adversaire. Là, comme partout, partisan d’un ésotérisme modéré et calculé suivant les individus, il se montre aristocrate libéral. Cette prudence n’exclut pas le courage, l’audace même, quand l’occasion le veut. Que l’on se rappelle seulement cette préface poétique d’Hermann et Dorothée, où il dit avec tant de fierté : « Aucun nom ne m’en impose ; aucun dogme ne m’enferme dans ses limites ; les vicissitudes souvent tyranniques de l’existence humaine ne m’ont pas amené à me déguiser ; j’ai toujours méprisé le misérable masque de l’hypocrisie. » — La franchise est une des qualités les plus évidentes de Goethe. Il le prouve assez par ses Conversations mêmes. Il a dit nettement leurs vérités à tous les partis et à toutes les doctrines. Mais il ne jugeait pas toujours opportun d’exprimer devant telle ou telle personne une idée qui déjà peut-être se trouvait imprimée tout au long dans ses œuvres.