Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/356

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espèce là où elles sont, dans l’eau, dans l’air, dans la terre, dans le feu, dans les étoiles ; et le penchant secret qui les y conduit renferme en même temps le secret de leur destination future.

« Pour l’anéantissement, il n’y a pas à y penser ; mais être saisi par une monade puissante et cependant d’ordre inférieur, et rester sous sa soumission, c’est là un danger réel pour nous, et la simple observation de la nature ne m’a pas, pour ma part, mis tout à fait à l’abri de cette crainte. »

À cet instant un chien dans la rue fit entendre plusieurs aboiements. Goethe, qui a une antipathie innée contre les chiens, s’élança vivement à la fenêtre, et cria : « Fais tout ce que tu voudras, Larve, je saurai bien m’arranger de manière à ce que tu ne m’attrapes pas et ne me soumettes pas à toi ! » Saillie bien étrange pour celui qui l’aurait entendue sans connaître l’ensemble des idées de Goethe, mais au lecteur qui ne l’ignore plus, elle paraîtra toute naturelle.

Goethe se tut quelques moments, puis il reprit avec un ton plus calme : « Cette basse racaille de notre monde se permet vraiment trop d’orgueil ; dans ce coin de l’univers où roule notre planète, nous nous sommes trouvés avec toutes ces créatures inférieures, vraie lie des monades ; et si on apprend sur d’autres planètes que telle a été notre société, elle nous fera peu d’honneur[1] ! » Je lui demandai si, selon lui, les monades, passées dans un nouvel état, conservaient conscience du passé. Goethe me répondit : « Il y a certainement pour elles une

  1. Ce trait rappelle celui que l’on raconte sur Malebranche. Les deux philosophes agissaient par des motifs tout différents, mais des deux côtés, c’est le même accès de mépris pour la créature inférieure à l’homme.