Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/379

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force, et sous Louis XIV elle est arrivée à son plein épanouissement ; elle a séparé les poëmes, non-seulement par leurs formes, mais par leurs sujets ; certaines images, certaines pensées, certaines manières de s’exprimer, certains mots ont été exclus de la tragédie, de la comédie, de l’ode (pour ce motif même les Français ne sont jamais parvenus à écrire une vraie ode) ; on a indiqué soigneusement d’avance tout ce qui convenait à chaque genre et tout ce qui lui était interdit. Les différents genres poétiques furent comme des sociétés différentes, dans chacune desquelles il fallait se conduire d’une façon particulière. Les hommes sont tout autres quand ils sont seuls ensemble ou quand ils sont en présence des femmes, ou en présence d’un personnage de haut rang auquel on doit du respect. Le Français en parlant de littérature n’hésite donc pas un seul instant à parler des convenances, mot qui pourtant ne s’applique vraiment qu’aux relations de la société. Il ne faut pas disputer sur ce point avec lui, il faut simplement tâcher de voir jusqu’à quel point il a raison. C’est un bonheur qu’une nation si spirituelle, si polie par la

    Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras :
    Ils fondent tout en eau ; une suivante presse
    Semble rendre en criant plus vite leur vitesse.
    Ici deux bœufs, suant de leurs cols harassés,
    Le coutre fend-guéret traînent à pas forcés.
    Ici la pastourelle, à travers une plaine,
    À l’ombre, d’un pas lent, son gras troupeau ramène ;
    Cheminant elle file, et à voir sa façon,
    On diroit qu’elle entonne une douce chanson.
    Un fleuve coule ici ; là naît une fontaine ;
    Ici s’élève un mont ; là s’abaisse une plaine ;
    Ici fume un château ; là fume une cité ;
    Et là flotte une nef sur Neptune irrité.
    Bref, l’art si vivement exprime la nature
    Que le peintre se perd en sa propre peinture
    N’en pouvant tirer l’œil, d’autant que, plus avant
    Il contemple son œuvre, il se voit plus savant……, etc.

    On ne peut nier que plusieurs de ces vers ne soient remarquables ; les beautés pittoresques et naïves que l’on y trouve sont bien de celles que l’école nouvelle a essayé de rendre à la poésie. Cependant « tous les éléments de la poésie française » ne sont pas là. Goethe, qui a lu du Bartas sans doute par hasard, a dû être justement frappé, en y apercevant des qualités qu’il n’avait pas rencontrées chez Corneille, Voltaire et Racine. Mais ces qualités sont celles de toute la poésie du seizième siècle et non celles de du Bartas. Voir sur ce passage les réflexions de M, Sainte-Beuve (Tableau de la poésie au seizième siècle, page 394).