Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/381

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siècles grossiers, n’avait pas accouplé l’immense avec l’absurde, aurions-nous un Hamlet, un Roi Lear, une Adoration de la Croix, un Prince Constant ? C’est donc un devoir pour nous de conserver, dans toute leur force, ces qualités barbares, puisque nous ne pourrons jamais atteindre les qualités antiques ; mais c’est aussi un devoir de bien connaître et d’apprécier, à leur exacte valeur, les pensées, les jugements, les convictions, les œuvres de tout esprit différent du nôtre.


LE NEVEU DE RAMEAU.

Ce livre remarquable doit être considéré comme un des chefs d’œuvre de Diderot. Ses contemporains, ses amis même lui reprochaient de savoir écrire de belles pages, sans savoir écrire un beau livre. Les phrases de ce genre se répètent, s’enracinent, et c’est ainsi que, sans plus d’examen, se trouve affaiblie la gloire d’un homme éminent. Ceux qui jugeaient ainsi n’avaient certes pas lu Jacques le Fataliste, et le Neveu de Rameau donne un nouvel exemple de l’art avec lequel Diderot savait réunir en un tout harmonieux les détails les plus hétérogènes pris dans la réalité. Quel que fût du reste le jugement que l’on portât de l’écrivain, amis et ennemis convenaient que personne ne le surpassait dans la conversation pour la vivacité, l’énergie, l’esprit, la variété et la grâce ; or, le Neveu de Rameau est une conversation ; aussi l’auteur, en choisissant la forme dans laquelle il était maître, a produit un chef-d’œuvre que l’on admire davantage à mesure qu’on le connaît mieux.

L’ouvrage est écrit dans plusieurs buts. L’auteur a d’abord réuni toutes les forces de son esprit pour peindre, dans toute leur infamie, les parasites et les flatteurs, sans épargner ceux qui les patronnent. Il a, par la même occasion, tracé le portrait de ses ennemis littéraires, qu’il dépeint également comme un peuple d’hypocrites flagorneurs ; et en même temps il a exposé sa manière de penser sur la musique française. Ce dernier sujet peut paraître très-étranger aux deux premiers, cependant c’est là ce qui retient le lecteur et donne de la dignité au livre ; en effet, le neveu de Rameau est un être doué de tous les mauvais penchants, capable de toutes les mauvaises actions, et le seul sentiment que