Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/385

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette horrible caricature que son adversaire a cherché à tracer d’après lui.

Palissot était une de ces natures moyennes qui aspirent au grand sans pouvoir y atteindre, et qui fuient la vulgarité sans pouvoir lui échapper. Si l’on veut être juste, il faut lui reconnaître de l’esprit ; son intelligence ne manque pas de clarté, de vivacité ; il avait un certain talent ; ce sont justement ces hommes qui ont le plus de prétentions. Ils n’ont, pour juger tout, qu’une mesure petite, mesquine, et ils n’ont pas le sens de l’extraordinaire ; ils ne sont justes que pour tout ce qui est commun, et ne savent pas reconnaître le mérite supérieur, surtout quand il débute et ne vient que d’apparaître. C’est ainsi que Palissot se méprit sur J. J. Rousseau. Il est utile de raconter ce trait. Le roi Stanislas élevait, à Nancy, une statue au roi Louis XV. Le jour de l’inauguration, le 6 novembre 1755, on voulait donner une pièce de circonstance. Palissot, dont le talent inspirait de la confiance dans sa ville natale, fut chargé de l’écrire. Un vrai poëte n’eût pas manqué de tracer quelque noble et digne tableau, mais cet homme d’esprit se débarrassa bien vite de son sujet dans quelques scènes allégoriques qui servirent de prologue à une pièce à tiroirs, le Cercle, et là il put verser à son aise toutes les idées qui plaisaient à sa petitesse littéraire. Dans cette pièce, on voit des poëtes ridicules, des protecteurs et des protectrices à prétentions, des femmes savantes, et tous ces caractères que l’on rencontre en foule dès que l’on s’occupe dans le monde de sciences et d’arts. Ce qu’il peut y avoir en eux de ridicule est exagéré jusqu’à l’absurde, car c’est toujours un avantage qu’une personne au-dessus de la foule par la beauté, par la richesse, ou par la noblesse, s’intéresse à ce qui le mérite, quand même elle ne saurait pas s’y intéresser d’une façon très-intelligente. D’ailleurs, la littérature et tout ce qui s’y rattache n’offre, en général, rien qui convienne au théâtre. Ce sont des questions si délicates et si graves, qu’elles ne doivent pas être portées devant cette foule qui écoute la bouche béante et les yeux grands ouverts. Que l’on ne cite pas Molière, comme Palissot et d’autres après lui l’ont fait. Il n’y a pas de règle pour le génie ; comme le somnambule, il court sans danger sur la cime aiguë des toits, d’où l’homme médiocre tombera lourdement, s’il veut y marcher même bien éveillé. — Non content d’avoir raillé ses confrères devant la cour et la ville, Palissot fit même paraître sur la scène une cari-