Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/386

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cature de Rousseau, qui venait de débuter par un paradoxe, mais avec assez d’éclat. Celles des idées de cet esprit extraordinaire que l’homme du monde pouvait trouver bizarres étaient présentées, non pas avec esprit et enjouement, mais avec lourdeur et méchanceté ; la fête de deux rois fut rabaissée à une pasquinade. Cette inconvenante témérité exerça son influence sur la vie entière de son auteur. Déjà s’était formée cette société d’hommes de génie et de talent que l’on appelait les Philosophes ou les Encyclopédistes ; d’Alembert en était un membre considérable. Il sentit quelles suites pouvait avoir une pareille scène, dans un pareil jour, dans une pareille occasion. Il s’éleva avec force contre ce Palissot ; on ne pouvait alors rien contre lui, mais il fut considéré comme un ennemi déclaré, et on sut plus tard se venger. Palissot, de son côté, ne resta pas oisif. Les Encyclopédistes avaient des ennemis nombreux, et quand on pense à ce qu’étaient et à ce que voulaient faire ces hommes extraordinaires, on ne s’étonne pas de leur voir des adversaires. Palissot s’unit à eux et écrivit sa comédie les Philosophes.

Un écrivain continue presque toujours comme il s’est annoncé, et, chez les hommes médiocres, le premier ouvrage contient souvent tous les autres. Car l’homme, dont la nature forme une espèce de cercle, décrit aussi dans son œuvre comme une ligne circulaire. Les Philosophes n’étaient qu’une amplification de la pièce de Nancy. Palissot allait plus loin, mais il ne voyait pas plus loin. Son esprit étroit n’aperçut pas l’idée générale sur laquelle reposait le système qu’il attaquait. Son œuvre eut un moment de succès auprès d’un public ignorant et passionné.

En généralisant cette question, nous reconnaîtrons que toujours, lorsque les sciences et les arts veulent se mêler aux affaires du monde, ils n’y apparaissent que pour y être vus sous une couleur fausse ; en effet, c’est sur la masse, et non sur les hommes supérieurs seulement, qu’ils cherchent à agir, et c’est par elle qu’ils sont jugés. La protection que leur accordent des esprits médiocres et prétentieux leur fait plus de mal que de bien. Le sens commun a peur que les hautes idées, venant en contact avec la grossièreté du monde réel, ne reçoivent des applications fausses. D’ailleurs, tous les hommes qui vivent à l’écart pour une seule idée, s’ils paraissent devant la foule, semblent étrangers et facilement ridicules. Ils ne cachent guère l’importance qu’ils donnent à l’objet auquel ils consacrent leur existence, et celui qui ne