Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/443

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des actes qui dépassent les forces de l’individu, c’est là une idée moderne. Comme Shakspeare donne pour cause à l’exaltation de la volonté un fait extérieur à l’individu, il transforme ce fait en une espèce de fatalité, et par là il se rapproche de l’antiquité ; car tous les héros de l’antiquité poétique ne veulent que ce qui est possible à l’homme. De là résulte un bel équilibre entre la volonté, le devoir et l’accomplissement. Cependant il y a toujours dans le devoir qui les domine trop de rudesse austère, pour que, tout en l’admirant, nous puissions l’aimer beaucoup. Une nécessité qui, plus ou moins, et quelquefois même entièrement, exclut la liberté, n’est plus d’accord avec notre manière de penser. Shakspeare, cependant, a presque tracé de nouveau ce tableau antique, en faisant de l’élément nécessaire un élément moral. Il combine donc et réunit le monde antique et le monde moderne. Si nous pouvons tirer quelques leçons de ses œuvres, qui nous donnent avec tant de plaisir tant d’étonnement, c’est en cela qu’il faut chercher à le prendre pour maître. Notre poésie romantique ne doit être ni insultée ni rejetée, mais il ne faut pas la célébrer exclusivement, et ne s’attacher qu’à elle ; ce serait le moyen de ne plus apprécier et de gâter ce qu’il y a en elle d’énergique, de fort, de vrai ; il faut donc chercher à concilier ces éléments qui paraissent si incompatibles. Nous avons devant nous, pour nous encourager, l’exemple de ce grand et unique maître, que nous élevons si haut, souvent sans savoir pourquoi, et que nous mettons au-dessus de tout ; il a su accomplir ce miracle. Il a eu, il est vrai, le bonheur de venir à un temps de moisson ; il a écrit dans un pays protestant, à une époque pleine de vie. Depuis longtemps, le bigotisme se taisait, et une âme naturellement et vraiment pieuse comme celle de Shakpeare avait la liberté de développer religieusement les purs sentiments qui vivaient au fond d’elle-même, sans chercher à les faire accorder avec les idées d’une certaine religion positive.


SHAKSPEARE CONSIDÉRÉ COMME POËTE DRAMATIQUE.

Si l’on veut simplement jouir d’une œuvre d’art que l’on aime, on ne porte son attention que sur l’ensemble et on se pénètre de l’unité que l’artiste a donnée à sa création. Au contraire, si l’on veut faire un examen théorique de ses œuvres, soutenir quelque idée à propos d’elles, et en tirer des leçons, alors l’analyse est