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indispensable ; voilà pourquoi nous avons écrit les deux chapitres, précédents, dans lesquels nous considérons Shakspeare d’abord comme poëte pur et simple, puis, en le comparant avec les poëtes anciens et contemporains. Nous terminons en étudiant le poëte dramatique.

C’est à l’histoire de la poésie qu’appartiennent le nom et la gloire de Shakspeare ; c’est une injustice envers les poëtes dramatiques de tous les siècles que de le transporter tout entier dans l’histoire du théâtre.

Un esprit dont on ne conteste pas la haute valeur peut faire cependant de ses facultés un usage douteux ; l’esprit supérieur n’emploie pas toujours des procédés supérieurs. C’est en ce sens que Shakspeare, lié essentiellement à l’histoire de la poésie, appartient seulement par hasard à l’histoire du théâtre. Pour l’admirer complètement, comme il convient, il faut examiner les circonstances, les conditions particulières qu’il devait accepter, sans faire de ces conditions passagères des mérites et des modèles de l’art.

Dans une œuvre vivante se trouvent souvent réunis plusieurs genres voisins de poésie. On peut y trouver l’épopée, le dialogue, le drame, la pièce de théâtre. L’épopée est le récit de traditions orales faites à la foule par un seul individu. Le dialogue est un échange de paroles entre un nombre de personnes déterminé, échange qui peut se faire devant la foule. Il y a drame si on ajoute l’action à l’échange des paroles, quand même on supposerait que cette action est tout entière dans l’imagination. La pièce de théâtre réunit les trois genres ; elle exige de plus le concours de la vue et certaines conditions de lieux et de personnes.

Les œuvres de Shakspeare sont surtout des drames ; son habitude de mettre en saillie la vie de l’âme plaît beaucoup au simple lecteur ; quant aux exigences théâtrales, il n’en tient aucun compte ; il se permet tout, et l’imagination lui permet tout. Avec lui nous sautons, à chaque instant, d’un lieu à un autre ; notre imagination supplée à toutes les scènes intermédiaires qu’il néglige ; nous lui savons même gré de donner à notre esprit un si noble exercice. En présentant tout sous la forme de scènes dramatiques, il rend plus facile le travail de l’imagination, car les planches où se déroule l’apparence du monde me sont plus familières que le monde lui-même. Quand nous avons lu ou entendu des récits étranges, nous croyons qu’il ne serait pas impossible à nos yeux eux-mêmes de les voir. De là, tant de romans