Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/446

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jourd’hui, nous reviendrions difficilement à cette enfance de l’art ; alors, on voyait peu de chose, on se figurait tout, et tout n’était qu’apparence ; un rideau vert signifiait pour le public une chambre royale ; un musicien, sans bouger, jouait continuellement de la trompette, etc. Qui accepterait, de nos jours, pareil spectacle ? Les pièces de Shakspeare, ainsi jouées, n’étaient donc vraiment que des contes très-intéressants, racontés par plusieurs personnes ; pour produire plus d’impression, ces personnes avaient pris des masques caractéristiques ; elles s’agitaient en sens divers, elles entraient, elles sortaient, en laissant toujours à l’imagination du spectateur le soin de se représenter à son gré, sur la scène vide, des bosquets enchantés et des édifices magnifiques.

Pourquoi Schrœder a-t-il su faire monter Shakspeare sur la scène allemande, sinon parce qu’il a su abréger les abrégés de Shakspeare ? Schrœder s’attachait uniquement aux scènes essentielles, il rejetait tout le reste ; il repoussait même les passages nécessaires quand il lui semblait qu’ils nuiraient à l’effet de la pièce jouée devant sa nation et à son époque. Par exemple, il est très-vrai qu’en supprimant la première scène du Roi Lear, il a altéré tout le caractère de la pièce. Cependant, il avait raison, car dans cette scène Lear parait si absurde que, plus tard, on ne peut donner tout à fait tort à ses filles. Le vieillard fait pitié, mais on ne partage pas sa douleur, et Schrœder voulait exciter la compassion pour Lear, en même temps que l’horreur pour les deux filles dénaturées, qui cependant ne méritent pas un blâme absolu. Dans la vieille pièce que Shakspeare a rédigée, cette scène amenait les effets les plus heureux. Lear s’est enfui en France, sa fille et son gendre, obéissant à une fantaisie romantique, se déguisent et font un pèlerinage ; ils rencontrent le vieillard qui ne les reconnaît pas ; l’âme éminemment tragique de Shakspeare a rempli ici de sentiments amers des scènes qui, dans l’original, avaient un caractère de douceur ; on ne peut jamais comparer ces deux œuvres sans tirer de leur comparaison d’intéressantes pensées.

Depuis longtemps s’est répandu en Allemagne le préjugé que l’on doit jouer Shakspeare textuellement, quand même spectateurs et acteurs devraient en mourir suffoqués. La meilleure traduction n’a cependant jamais pu réussir nulle part ; les essais consciencieux et réitérés faits sur le théâtre de Weimar ont servi de preuve décisive. Si l’on veut jouer Shakspeare, il faut donc jouer ses pièces arrangées par Schrœder. Il est absurde de ne pas