Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/445

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aimés que l’on a transformés, sans succès, en pièces de théâtre.

Pour qu’un drame soit théâtral, il faut qu’il soit symbolique, c’est-à-dire que chaque fait, en étant important par lui-même, doit en faire deviner et présager un autre plus important. Shakspeare a su parfois atteindre à cette qualité suprême ; j’en citerai, pour preuve, ce moment où le fils et successeur d’un roi près de mourir, lui prend pendant son sommeil sa couronne, la place sur sa tête et s’en pare avec fierté. Mais ce sont là de simples moments, des perles dispersées, séparées les unes des autres par beaucoup de scènes non théâtrales. L’ensemble des procédés de Shakspeare est au fond en opposition avec la scène. Son génie abrège tout, comme le poëte abrège la nature ; nous devons le louer de ce talent ; seulement, nous nions, et cela à son honneur, que la scène ait été un champ digne de lui. Cette étroitesse de la scène a rétréci ses œuvres. Il n’agit pas comme les autres poëtes ; il ne choisit pas pour chaque œuvre des éléments particuliers ; au cœur de son drame, il dépose une certaine idée à laquelle il sait rapporter le monde et l’univers entier. Dans ces tableaux abrégés qu’il donne de l’histoire ancienne et moderne, il peut ainsi emprunter ses éléments à toutes les chroniques, que souvent il copie mot à mot. Hamlet nous prouve qu’il n’est pas si scrupuleux avec les Nouvelles ; Roméo et Juliette sont restés plus fidèles à la tradition ; cependant, l’introduction de deux figures comiques (Mercutio et la Nourrice) trouble totalement le fond tragique du récit. Ces deux rôles étaient joués sans doute par deux acteurs favoris ; c’est un homme qui devait jouer aussi le rôle de la Nourrice. En examinant avec grande attention, on s’aperçoit que ces deux rôles et tout ce qui s’y rattache sont dans la pièce comme chargés de donner des intermèdes burlesques. Aujourd’hui, avec nos idées amies de la logique et de l’harmonie, ces rôles nous paraîtraient intolérables. Shakspeare nous étonne encore plus quand nous examinons la manière dont il a rédigé et remanié les pièces déjà écrites par d’autres. Nous pouvons faire cette étude pour le Roi Jean et pour le Roi Lear, les vieilles pièces ayant été conservées. Dans ces deux pièces, il se montre toujours plutôt poëte pur et simple que poëte dramatique.

Expliquons enfin cette énigme. Des érudits nous ont montré combien de son temps la scène était imparfaite ; il n’y avait alors aucun de ces besoins de vraisemblance que nous ont donnés peu à peu les c11 progrès des machines, de la perspective et des costumes. Au-


Errata :

c11. texte corrigé, voir ERRATA, IIe volume