Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/450

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mais sa fierté, son obstination, sa dureté grossière lui avaient ôté l’amour des Grecs ; des intelligences secrètes avec l’ennemi lui avaient ôté la confiance des Lacédémoniens ; et il finit par commettre un crime dont les conséquences le poursuivirent jusqu’à sa mort, qui fut ignominieuse. Il commandait dans la mer Noire la flotte des Grecs alliés ; il se prend d’une passion violente pour une jeune fille de Byzance. Après de longues résistances, le puissant général l’obtient enfin de ses parents ; il est convenu qu’elle sera amenée chez lui pendant la nuit. La jeune fille, honteuse, prie un esclave d’éteindre toute lumière : il obéit ; quand elle pénètre dans la chambre de Pausanias, elle choque la tige de la lampe. Pausanias, réveillé brusquement, croit qu’un meurtrier s’approche de lui, il saisit son épée et tue son amante. Cette scène affreuse ne peut se détacher de son imagination ; l’ombre le poursuit partout et il demande en vain aux Dieux et aux charmes des prêtres de le purifier.

Combien doit être blessé le cœur d’un poëte, pour qu’il aille chercher dans le passé un pareil événement, se l’applique et l’ajoute à sa propre tragédie !

Les détails que nous venons de donner sont nécessaires pour comprendre le monologue de Manfred, d’où s’exhale tant d’ennui, tant de fatigue de la vie. Nous le recommandons comme un excellent exercice à tous les amis de l’art de déclamer. C’est le monologue d’Hamlet à une plus haute puissance. Il faut un grand art pour faire ressortir l’idée épisodique en conservant à tout l’ensemble un même caractère bien uniforme. On verra facilement que pour bien rendre l’intention du poëte, la voix doit prendre un accent violent, et même bizarre.


CAÏN.

Après avoir, pendant presque un an, entendu exprimer sur cette œuvre les opinions les plus étranges, je l’ai enfin lue moi-même, et j’ai éprouvé en même temps surprise et admiration ; effet qu’elle produira sur tout esprit sensible à ce qui est bon, beau et grand. J’aimais à en causer avec des amis, et je résolus même d’en dire quelques mots au public, mais plus on pénètre dans l’œuvre d’un pareil esprit, plus on sent combien il est difficile de s’en