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rendre compte à soi-même, à plus forte raison aux autres ; peut-être donc, comme pour tant d’excellents livres, aurais-je gardé encore le silence, sans une circonstance venue de l’extérieur. Un Français, Fabre d’Olivet, a traduit Caïn en vers blancs, et a joint à sa traduction des observations philosophiques et critiques[1]. Je ne connais pas son travail, mais le Moniteur du 30 octobre 1823, en parlant du poëte et de certains passages de ses écrits d’une manière tout à fait conforme à mes vues, a réveillé mon attention ; souvent, en effet, si, au milieu d’une foule confuse de jugements qui nous laissent indifférents, s’élève enfin une voix qui nous plaise, nous nous sentons engagés à lui répondre et à lui adresser nos applaudissements. Laissons parler ce défenseur de Byron :

« Cette scène, (la malédiction de Caïn par Ève) atteste, suivant nous, la profondeur énergique des idées de lord Byron ; elle fait dire à l’égard de Caïn : digne fils d’une telle mère. Ici, le critique demande où l’auteur en a puisé le modèle ; lord Byron peut lui répondre : dans la nature et l’observation, comme Corneille y trouva sa Cléopâtre, les anciens leur Médée, comme l’histoire signale tant de caractères dominés par des passions extrêmes. — Ce n’est pas celui qui a bien observé le cœur humain et connu jusqu’où peuvent s’égarer les divers mouvements, surtout chez la femme, où le bien comme le mal semblent n’avoir pas de limites, qui pourra reprocher à lord Byron d’avoir, même à la naissance du monde et pour la première famille, manqué à la vérité ou de l’avoir exagérée à plaisir. Il a peint la nature corrompue comme Milton a su la peindre avec des couleurs d’une fraîcheur ravissante dans sa beauté et sa pureté virginales. Au moment de l’imprécation horrible qu’on reproche à l’auteur, Ève n’était plus le chef-d’œuvre de la perfection et de l’innocence ; elle a reçu du tentateur ces ferments empoisonnés qui ont dépravé des dispositions et des sentiments destinés à une meilleure fin par l’auteur de la vie ; déjà la pure et douce satisfaction de soi-même est devenue vanité ; la curiosité exaltée par l’ennemi du genre humain concourant à la désobéissance fatale, a trompé les intentions du créateur et altéré son plus bel ouvrage…

« Eve chérissant Abel, et maudissant avec fureur Caïn, son meur-

  1. Caïn, mystère dramatique de lord Byron, traduit en vers français et réfuté dans une suite de remarques philosophiques et critiques et précédé d’une lettre à lord Byron sur les motifs et le but de cet ouvrage, par Fabre d’Olivet.