Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/483

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


MUSIQUE[1].


Toute musique moderne appartient à l’un de ces deux systèmes : ou bien, comme les Italiens, on la considère comme un art indépendant, qui doit se développer par lui-même, et qui s’adresse à un de nos sens, délicatement exercé ; ou bien, comme le font et le feront toujours les Français, les Allemands et tous les hommes du Nord, on la considère dans ses rapports avec la raison, le sentiment, la passion, et alors on cherche à la faire parler aux puissances de l’esprit et de l’âme.

Cette observation est le double fil d’Ariane qui nous peut conduire à travers l’histoire de la musique moderne et nous aider à nous reconnaître au milieu des luttes embrouillées des divers partis ; si nous étudions bien les deux genres de musique là où ils apparaissent bien distincts, nous verrons que dans certains pays, à certaines époques, certains musiciens ont cherché dans leurs œuvres à les concilier ; mais après une réunion momentanée, ils se séparaient de nouveau, non sans s’être communiqué mutuellement quelques-unes de leurs qualités distinctives, et c’est ainsi que formant des ramifications bizarres plus ou moins rapprochées, ils se sont répandus sur toute la terre.

C’est depuis que plusieurs pays ont cultivé avec soin la musique que cette séparation a pu se montrer avec force ; elle se manifeste aujourd’hui même. L’Italien cherche l’harmonie la plus caressante, la mélodie la plus agréable ; il aime les accords et la modulation pour eux-mêmes ; il consulte le gosier du chanteur, et, suivant les tenues et les roulades qu’il peut faire, il met heureusement en valeur ses qualités et ravit ainsi l’oreille de ses compatriotes. Mais en revanche, il n’échappe pas au reproche de ne pas assez suivre son texte, car enfin tout chant a toujours un texte. — L’autre école ne perd jamais de vue l’idée, le sentiment, la passion que le poëte a exprimés ; elle considère comme un devoir de lutter et de rivaliser avec lui. Elle recherche les harmonies étranges, les mélodies brisées, les irrégularités violentes, pour arriver à exprimer le cri de l’enthousiasme, de la terreur ou du désespoir. Ces compositeurs sont bien accueillis

  1. Note de la traduction du Neveu de Rameau.