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Tous les services publics furent arrêtés du coup : la poste, la voirie, les transports et les innombrables monopoles : Paris allait être privé de pain par la manutention, de légumes et de poisson par les chemins de fer, de viande par les abattoirs, et de la majeure partie des véhicules, et de lumière, et, par conséquent, des théâtres. Les denrées renchérirent instantanément. Les trains en partance restaient dans les gares ; les autres s’arrêtaient en cours de route ; aucun paquebot français ne leva l’ancre, mais plusieurs firent escale là où ils se trouvaient, attendant les instructions télégraphiques du Syndicat.

À sept heures, on sut que l’U. T. M. (Union amicale des officiers de terre et de mer) se ralliait à la protestation.

Le gouvernement s’affola : un conseil des ministres, réuni à la hâte, affirma que les revendications étaient légitimes et que les droits acquis seraient respectés : on sauvait la face en disant que la découverte du docteur Anguérand était encore trop récente et sa portée trop incertaine pour permettre d’introduire une modification quelconque dans les lois et décrets relatifs aux diverses limites d’âge.

— Eh là !… Mais, alors ?…

— Alors, on vivra, grâce à l’élixir, mais on n’aura plus de quoi vivre ? À soixante ans, au tiers de la vie, l’homme aura devant lui d’interminables jours, deux fois plus qu’en arrière, et pas de pain pour ces jours-là, pas le droit de gagner son pain ?

Est-ce logique ? Est-ce juste ? Est-ce même possible ?

Le ministère avait cru, en pactisant, se tirer d’un embarras majeur, et il n’aboutissait qu’à en susciter un nouveau : les adversaires de la réforme ne furent certes point amadoués, car ils se méfiaient des promesses officielles, et ils sentaient trop bien que la réponse du ministère n’apportait pas la solution aux difficultés du problème, mais les déplaçait simplement et même les aggravait encore. Quant à ceux qui voulaient profiter de la découverte et tâter de la cure pendant qu’elle était gratuite, leur nombre ne diminua peut-être qu’en des proportions insensibles, mais leur sérénité, et surtout leur joie, furent notablement entamées : on doit supposer que l’incertitude de l’existence matérielle décourageait un bon tiers de ces appétits à venir ; l’élixir ne compta plus guère de partisans tenaces que parmi les malades, qui ne consentent pas à céder ; les cacochymes, qui vivotent ; les millionnaires, qui ont leur pain cuit, et les petits retraités, qui se contentent de peu.