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— Hein ?

— Tu es l’ennemi public, le perturbateur universel ! Et comme si ça ne suffisait pas, tu es le péril national, l’agent de l’Allemagne, l’Alboche ! La cocarde tricolore est un signe de ralliement contre toi. On est patriote quand on te déteste. Voilà où nous en sommes ! Elle est raide !

L’inventeur tendit une main lente vers le tas des journaux.

— Oui, dit l’autre, regarde ça, pour t’édifier, mais le temps presse.

Auguérand déploya une feuille, et il la parcourait, sceptique d’abord, puis stupéfait, lisant des titres ou des phrases au hasard, les yeux écarquillés ; et tout à coup il devint rouge de honte :

— Oh ! Thismonard !… La jeunesse des écoles ?…

— Elle a commencé le mouvement.

— Les ouvriers aussi ?

— Tu travailles pour l’exploiteur.

— Et les fonctionnaires… L’armée !

— Tu entraves les avancements.

— On leur a monté la tête. On a mené cette campagne… Qui ? Mes confrères ?

— Personne. Elle se fait toute seule.

— Voyons, voyons… Je m’y perds. C’est de la folie pure.

— Folie ? Sagesse ? J’en viens à me demander qui a raison, eux ou toi.

Auguérand se laissa tomber sur un fauteuil.

— Cinquante ans j’aurai travaillé, et travaillé pour eux… Car tu le sais, toi, mon ami, à quelle visée je m’obstinais, et que je n’ai voulu ni leurs bravos ni leur argent… Tu m’as vu à l’œuvre, tu suivais ma pensée de tous les jours et mon effort de toute la vie… Pour devenir à la fin, quoi ? Un malfaiteur !

— Tu l’es ! Ta découverte est gênante pour l’immense majorité des intérêts individuels ; donc, on la supprime, et toi du même coup, si tu résistes.

— Ah ! leur justice…

— La question n’est plus là, ou n’y est pas encore. On parlera de justice sur ton cercueil et dans les livres. En attendant, du nerf, et sois digne de toi ! Pour l’instant, il s’agit de parer le coup. On marche sur Neuilly. À cette heure, les étudiants se mettent en route, bannière en tête.

Auguérand froissa le journal, le jeta sur le parquet et se dressa.