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Page:Edmond Haraucourt Le gorilloide 1904.djvu/18

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La Science s’en réjouit, encore que le spécimen actuel ne nous fournisse pas une image exacte de ce que l’Homme était au suprême moment de son hypertrophie cérébrale : car vous entendez bien que ce dégénéré, remis dans le milieu des forces naturelles et contraint par elles à soutenir une lutte précaire, a dû, par accommodation, reconquérir quelques armes et atténuer sensiblement les vices de sa déformation : l’étude approfondie des trois squelettes nous le prouvera, et même nous l’a déjà prouvé. Car nous rapportons également, messieurs, un squelette moderne, celui de la femelle.

Sensation.

Ce fut pour nous un regret capital, de ne pouvoir recueillir, à l’état vivant, cette dernière femelle des Hommes : sa présence en nos collections eût sans doute permis d’obtenir des produits dont l’élevage et l’étude suivie eussent été des plus curieux : malheureusement, et en dépit de nos efforts pour l’épargner, la pauvre bête fut tuée pendant la chasse.

Sensation marquée.

Nous l’avons disséquée avec un très grand soin, et si je m’abstiens aujourd’hui de vous présenter son squelette, c’est d’abord pour ne pas étendre outre mesure une conférence déjà longue, et aussi par un sentiment de compassion : car, le jour où, par hasard, ce mâle que voici aperçut dans notre laboratoire les ossements de sa compagne, il nous donna les marques du plus violent désespoir, poussant des sanglots presque gorillains, et je me reprocherais, mesdames, de renouveler devant vous cette scène douloureuse.

Murmures désapprobateurs. Le professeur affecte de ne pas s’en apercevoir. Il boit.
Mais les murmures s’accentuent : la foule réclame le spectacle de cette douleur, qu’on lui raconte en refusant de la lui montrer. Les protestations se font de plus en plus violentes, et, devant l’impossibilité de faire évacuer la salle, le professeur Sffaty se résigne à faire apporter au moins le crâne de la femelle.
Le signe qu’il adresse à ses assesseurs, compris de tous, rétablit le calme : des applaudissements retentissent. L’Homme contemple avec ahurissement cette clameur forcenée ; solitaire depuis des siècles, il n’a plus le sens des assemblées, et le bruit l’épouvante. Il regarde de droite et de gauche, tournant la tête et cherchant à fuir.
Tout à coup, il aperçoit, aux mains d’un assesseur, le crâne. Il le reconnaît, et, furieux, affolé, il accourt pour le reprendre. Mais le Gorille lève ses longs bras, et le gnome, impuissant, tombe à genoux, joint les mains, et pleure.
Le Gorille, en souriant, rabaisse ses bras. L’Homme s’empare du crâne et le couvre de baisers. On voit ses petites épaules sursauter à chaque sanglot. La foule applaudit.
EDMOND HARAUCOURT.