Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/166

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— Ceci vous surprendra sans doute, dit Charles T…, l’ami chez qui nous nous réunissions, — en chargeant sa pipe de Hollande, une véritable « Gouda », car il trouvait mièvre notre débauche de papier persan et d’orta — mais c’est à la campagne que je rencontrai le type réalisant le mieux ce personnage légendaire. S’il n’a pas été emporté par une statue de pierre comme Don Juan Tenorio, sa fin, vous en conviendrez quand je vous aurai raconté son histoire, ne le cède pas en horreur au classique dénouement.

Ai-je besoin de vous dire que mon Don Juan était un simple rural du Polder anversois, un illettré qui n’avait jamais pu se monter le coup en lisant de romanesques aventures ? Vous connaissez ma prédilection pour les gueux. Jamais je ne me fis aux façons de ces androïdes appelés bourgeois, portant le même habit noir, le même plastron blanc, suffisamment articulés pour répéter avec leur journal : « civilisation — progrès — hydre cléricale — spectre rouge » ; mais qui loin de posséder une âme, ne révèlent plus même l’instinct de l’animal à face humaine si magnifiquement décrit par La Bruyère.

De tout temps mes sympathies allèrent aux humbles, à leurs mœurs, à leurs pittoresques habitacles, à leur langage imagé, à leur costume plein de ragoût. En ville, au fond de ce rutilant quartier maritime, je m’accostai tour à tour des débardeurs et des gabariers herculéens semblant autant d’atlantes, des matelots et des bateliers moulés dans leurs grègues boucanées et leurs maillots de laine bleue et je recherchais même jusqu’au contact des irréguliers, des las-d’aller, des ratés du travail, trô-