Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/201

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les arbres eussent fini de danger la sarabande autour de lui, décrivit encore quelques festons et s’effondra définitivement.

En ce moment, dix heures sonnaient au village.

Stann, complètement assommé par la ligue des « dés à coudre », ferma les yeux, ne bougea plus et l’horrible gelée allait infailliblement changer sa torpeur d’ivrogne en un éternel sommeil, lorsqu’il se sentit violemment secoué. Une voix grave le hélait :

— Stann Molderé ! Stann Molderé !

Le terrassier parvint à se mettre sur son séant et il promena autour de lui des yeux hébétés de somnambule. La pleine lune trouant l’éther brumeux, répandait ses clartés mélancoliques sur le blanc paysage d’hiver. D’abord, Stann n’aperçut à droite et à gauche que l’immense plaine ensevelie sous son uniforme linceul aux reflets micacés et devant lui les arbres avec leur fantastique frondaison de givre. Il retourna la tête et alors seulement il avisa, non sans frémir, un grand vieillard debout, derrière lui, qui devait l’observer tranquillement depuis des minutes, peut-être depuis des heures. Ce vénérable contemporain portait de longs cheveux blancs et une barbe non moins chenue.

Un épais manteau de bure le drapait, mais les jambes et les bras en sortaient nus et encore musclés. À la main il tenait en manière de canne le tronc d’un jeune chêne. Le visage ridé était rose et derrière les yeux bleus, profondément enfoncés dans les orbites, mais intenses, scrutateurs, il semblait que l’Éternité même épiât le passage fugace des Mondes.