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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Ecco l’opération des cafés : j’expédie par le Feldmarschall deux cents halles Java à Brand Frères, de Hambourg, et, en même temps, je charge mon commissionnaire d’acheter avec le produit une partie de cuirs…

Messieurs, j’ai bien l’honneur… De Zater, je suis le vôtre… Vous parliez du grr…and désintéressement de Dobouziez…

— Non, cela me passe ! On n’est pas honnête à ce point !

— Honnête ! ricane Brullekens, le maniaque qui fait décaper chaque matin son argent de poche ; c’est un autre mot, que vous diriez, vous, hé Fuchskopf ?

— Cé Taelmans-Teince, engore un orichinal, un ardiste… Dummes Zeug ! Lauter Schweinerei ! Bettlern ! Oui, té mentiants !

— Toujours explicites ces Teutons !… Mais, De Zater, pour en revenir à Lucrèce et à son rastaquouère…

— Qu’est-ce donc cette affaire de cartouches ?

— Pour le moins, un vol de grand chemin…

— Pas mal ! Mais je mets « cartouches » au pluriel et sans majuscule.

— Eh bien, voici : Béjard, l’unique Béjard, lui, toujours lui, vient d’acheter à un dictateur chilien, par l’entremise du senor Vera-Pinto et de compte à demi avec celui-ci, un solde de cinquante millions de cartouches, mises hors d’usage par suite de la réforme de l’armement. Il parait que la digne paire d’amis s’est acquis ces munitions de rebut pour une croûte de pain… Or, ce malin de Béjard compte revendre séparément la poudre, le fulminate, le plomb et le cuivre qu’il retirera de ces cartouches, et réaliser de ce chef le joli bénéfice de plus de cinq cents pour cent…

— Une opération de génie ! opinèrent avec autant d’admiration que d’envie tous ces monteurs de coups constamment à l’affût des occasions de faire fortune du jour au lendemain. Jamais ils n’auraient trouvé ce moyen-là, si simple, pourtant. Vrai, ce Béjard pouvait être une canaille, mais il était diantrement fort, et leur maître à tous !

— Toutefois, des difficultés se présentent, continua Brullekens. Le tout n’est pas d’amener jusqu’ici ce lot colossal de cartouches ; il s’agit de se mettre en règle avec la douane, puis d’obtenir de la ville l’autorisation de décharger ces redoutables produits, représentant une affaire de deux cents à deux cent cinquante mille kilos de poudre, c’est-à-dire plus qu’il n’en faudrait pour faire sauter Anvers et son camp retranché… La régence hésite d’autant plus à assumer une grande responsabilité dans cette litigieuse affaire, que Bergmans, le vigilant agitateur, l’inconciliable ennemi de Béjard, ayant eu vent des