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LA NOUVELLE CARTHAGE

manigances de celui-ci, ne cesse d’intimider notre magistrat et d’exciter contre Béjard et sa mirifique entreprise les terreurs et la colère des porte-faix du port qui n’ont pas encore oublié l’affaire des « élévateurs ». Aussi impopulaire qu’il soit, Béjard pare quelque peu les assauts du bouillant tribun en faisant miroiter aux yeux de cette population riveraine, généralement besoigneuse, la perspective du travail facile et lucratif que leur procurera son industrie.

À la ville, il promet d’extraire tous les jours mille kilos de poudre des cartouches, de manière à en finir au bout de neuf mois. De plus, il s’engage à fournir toutes les garanties et à se conformer à telles mesures de précaution que lui imposera l’autorité. Et vous verrez, — au fond, je le souhaite, car l’affaire est trop sublime ! — que ce diable d’homme aura raison des obstacles qu’on lui suscite et qu’il se moquera une fois de plus, de la ville, de la province, du gouvernement, des foudres de Bergmans et même du vox populi !

Un mouvement qui se produisait de groupe en groupe vers l’entrée occidentale de la Bourse, jusqu’au quartier des coulissiers et des tripoteurs en effets publics, interrompit cet édifiant colloque. Les éclats d’une aigre contestation dominaient les psalmodies coutumières. La poussée et le vacarme devinrent tels que l’opulent Verbist, suprême amiral d’une flotte marchande de vingt navires, daigna s’enquérir auprès de son commis de la cause de cette perturbation.

— Claessens, que signifie…

— Un escogriffe qu’on somme de payer ses différences, Monsieur. Une triste espèce, à ce qu’on m’assure !

La face bouffie et adipeuse, blafarde comme un astre hydropique, sourit lugubrement, les épaules eurent un sinistre haussement et, en spectateur blasé sur ce genre d’exécutions et qui n’en était plus à compter les banqueroutes de ses contemporains, Verbist ne s’informa même pas du nom de l’agioteur indélicat, mais continua de se curer les dents le plus confortablement du monde.

C’était pourtant le bénin, le suave, l’unique Dupoissy que l’on prenait si vivement à partie ! Le hasard voulait que le Sedanais s’abîmât sans retour, le jour même où Béjard, son maître, son patron, doublait victorieusement le cap de la ruine.

La fréquentation de Béjard lui avait donné foi dans sa propre étoile. Ce satellite s’était cru planète. Ce volatile s’était pris pour un aigle et avait voulu voler de ses ailes. Le jour où les bruits de l’imminente déconfiture de Béjard commencèrent à circuler, le prudent Dupoissy le lâcha avec la désinvolture