Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
220
LA NOUVELLE CARTHAGE

les plus croustilleux, comme s’il récitait une autre complainte que la sienne, et concluait ainsi :

« Le plus étrange c’est que la partie étant jouée, nous n’osions plus nous quitter, les camarades et moi. Et cependant leur voix me faisait mal… Willeki ayant proposé de retourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamais le bec, je m’escampai à toutes jambes… Un chien hurlait à la mort : « C’est le spits de Lamme Taplaar » me disais-je à moi-même… Au loin, entre les arbres, et par dessus la plaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d’église lumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville trop proche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombait une pluie fine. J’avais la tête en feu, mes tempes battaient ; je gardais dans les narines, dans mes frusques, j’emportais au bout des doigts une odeur de carne et de boucherie qui m’écœurait comme le fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très bien cette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans le ciel… »[1].

Les hasards de la naissance, de l’éducation et du costume autant que les inconséquences de la nature, offraient à Paridael des comparaisons de décourageante philosophie.

Devant une bâtisse il s’indignait en voyant de plastiques et décoratifs adolescents s’éreinter, se déhancher, se déjeter, à faire office de plâtriers et d’aide-maçons pour ériger un palais à quelque suffète podagre. Le propriétaire conférait flegmatiquement avec l’architecte ou l’entrepreneur obséquieux, sans accorder la moindre attention à ces manœuvres qui s’arcboutaient et tiraient la langue sous la charge. Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, se montrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés et strapassés déployaient de naturel et de vaillance, se moulaient bien dans leurs bardes grossières et dégageaient de fluide affectif

Et Laurent se représentait le valet de maçon élevé à la façon des riches, vêtu en masher ou en swell anglais, entraîné aux saines et eurythmiques fatigues du sport ; et la supériorité du rustaud ainsi transformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leur anémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit de vider sa bourse entre les mains d’un apprenti et de lui dire : « Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse, préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime, abandonne-toi ! »

Dès son enfance, chez les Dobouziez, il réprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et trop exclusifs, les manœu-

  1. Voir dans les Nouvelles Kermesses, « Dimanche mauvais ».