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LA NOUVELLE CARTHAGE

vres ne mettant en action qu’un seul côté du corps, les opérations exigeant un invariable coup de rein ou d’épaule, l’effort implacablement réclamé des mêmes agents musculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres, usines, hauts-fourneaux, charbonnages, où se déflorent, s’effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et il entretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen où refleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l’adoration des formes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-il s’entourer d’affranchis du travail, d’une cour de plastiques figures humaines ! Au lieu de statues et de tableaux il eût collectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d’œuvre vivants. Et dans son enthousiasme pour la beauté physique, il blasphémait cette parole de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Ladrerie morale et difformité corporelle n’avaient pas d’autre origine. La loi de Darwin confirmait celle de Jehovah.

Puis, par une étrange contradiction, il convenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Les contemporains offraient une beauté caractériste et psychique, sinon aussi régulière infiniment plus pittoresque et même plus sculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alors les deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costume du présent, modernisait l’antique, créait des Antinoüs en tricot de chaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantes en trieuses de café et en balayeuses, des Hercules en garçons bouchers et en forts de la minque. Mercure s’incarnait dans un runner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceux du bronze de Jean de Bologne ; Apollon endossait l’uniforme du cavalier ; Bacchus tireur de vin se doublait d’un incorrigible buffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi les étrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessus d’une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboles s’exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives de l’Escaut, il ne se figurait point bas-relief d’une orchestique supérieure au mouvement d’une brigade des « Nations ».

Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu’à l’aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par les frottées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos du quartier des Bateliers où se trémoussaient les runners et les marins.

Et quelles danses alors ! Quelles loures, quelles bourrées, quels hornpipes vertigineux accompagnés d’un triangle, d’une clarinette et d’un accordéon ! La crapule éjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresauts trides, aux