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LA NOUVELLE CARTHAGE

mident les faibles et les novices ; les politiques s’efforcent d’évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied. Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, les conférences s’animent et tournent en colloques. On montre les dents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Les altercations du rivage se renouvellent ; envenimées par l’ajournement, cette fois les querelles se videront pour de bon. Il suffira d’un corps à corps isolé pour amener une bagarre générale. Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s’agrippent comme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s’ils craignent le dessous, recourent aux feintes déloyales, aux coups félons.

Les marins se gardent bien d’intervenir dans ces passes d’armes dont ils représentent l’enjeu. D’ailleurs, eux-mêmes ont la tête trop près du bonnet pour contrarier ces règlements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeant des coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Ces convoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattent peut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu’à leur dernier jaunet dans n’importe quelle fournaise. Un œil poché, une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions et quelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genou du vainqueur pesant sur la poitrine, beaucoup se rendent avant d’avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leurs barques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin, ils ne s’obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivre de huées leurs heureux compétiteurs.

À présent, ceux-ci s’amadouent, rentrent les griffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent les ruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier, héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué de comptoir.

Ils se rabattent sur les matelots comme, après une bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurs s’empressent d’emporter et de traire les gros pucerons des vaincus.

Paniers de victuailles, rouleaux de tabacs, caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets de liquide, bières, vins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant le champagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentés à emporter la mâchoire d’un bœuf, émergent, surgissent, comme par enchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulés les belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ de foire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondes perforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres de se remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuants capteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presque mignards.